vendredi 26 décembre 2025

Page 66 - « Un serveur éteint les lumières et débarrasse les derniers verres. »

Un serveur éteint les lumières et débarrasse les derniers verres. Il va falloir y aller maintenant, se dit Pascal qui était le dernier client de l’Éden bar ; il vide son verre de Ballantine's, recule bruyamment le tabouret haut duquel il descend difficilement et se dirige vers l’entrée en titubant légèrement.

- Salut Michel, crie-t-il, en laissant la bise s’engouffrer par la porte ouverte. Il sort en traînant les pieds, pousse la porte, relève le col élimé de son vieux manteau, jette un regard sur la droite de la rue et se met en route vers la gauche sous les lampadaires dont la lueur jaune blafarde éclaire faiblement son chemin. Il n’a aucune envie de rentrer seul chez lui mais où pourrait-il bien aller à cette heure-là, tout est fermé en ville, même la gare. Il y aurait peut-être Fred à qui il pourrait vendre une petite visite.

Malgré le froid et la fatigue, il fait un crochet par l’épicerie de nuit où il achète une bouteille de vodka et une autre de bourbon qu’il se fait emballées dans un sac plastique avant de repartir de son pas indolent. Il marche encore plus d’une demi-heure pour arriver jusqu’au pied de l’immeuble de Fred. Il lève les yeux, il y a encore de la lumière à la deuxième fenêtre du cinquième étage. Soit son vieux pote n’est pas encore couché, soit il s’est endormi devant la télévision. Il pousse la lourde porte d’entrée de l’immeuble et se dirige vers l’ascenseur ; comme d’habitude, il est en panne. Allez mon vieux, maintenant il va falloir se payer les cinq étage à pied. Il monte péniblement les escaliers, les deux bouteilles tintent dans le sac en plastique. Il doit appuyer sur le bouton électrique à chaque étage car la minuterie est trop brève et à chaque fois tout s’éteint avant qu’il ait le temps d’atteindre le nouveau palier.

Arrivé au cinquième, il hésite. Vaut-il mieux frapper ou sonner ? Il frappe d’abord cinq coups sans réponse. Alors, il sonne. Il entend des pas dans le couloir, la porte s’entrouvre. Fred n’utilise jamais le judas bien que ses enfants lui répètent sans cesse qu’à son âge, ce n’est pas très prudent ; sa fille l’asticoterait fortement si elle savait qu’il ouvre la porte sans précaution à cette heure-là. Quand il reconnaît Pascal, il ouvre franchement la porte. Il a l’air quelque peu ensommeillé mais quand son ami lui montre le sac qui contient les deux bouteilles, son visage s’illumine d’un sourire et d’un geste du bras il l’invite à entrer. Ils s’installent sur le canapé usagé. Fred débarrasse les boîtes de pizza vides et ce qui traîne sur la table basse. Il va chercher deux verres presque propres dans le placard de la cuisine et revient avec un paquet de chips entamé ; avec le reste de pizza froide, ça fera l’affaire pour les aider à écluser les deux bouteilles d’alcool.

Pascal sort les bouteilles du sac, ils ouvrent chacun la leur et remplisse leur premier verre. Fred rallume la télévision, ça fera un bruit de fond. Il sait bien qu’il n’aura pas à faire la conversation avec Pascal qui restera silencieux jusqu’à l’aube, quand le moment sera venu pour lui de rentrer et de dormir toute la journée avec sa solitude.

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Tonino Benacquista – La commedia des ratés – Gallimard (Folio policier)

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© gringerberg


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