vendredi 22 février 2019

Quand Kafka s'amuse... Andromède



La légende essaie d’expliquer ce qui est inexplicable ; chacun en retient une facette, cela devrait être explicable.

Les premiers se souviennent qu’elle est livrée au monstre par la faute de sa mère, Cassiopée, qui a imprudemment proclamé qu’elles sont d’une beauté supérieure à celle des Néréides. Son père, quant à lui, n’est pas pour rien dans le sacrifice. Il la livre à Cétus afin que son pays échappe aux maux envoyés par Poséidon pour punition des paroles orgueilleuses de son épouse.
Une affaire de famille. Il y en a tant dans la mythologie.

Les deuxièmes ne peuvent qu’imaginer la Mulier Catenata, nue, enchaînée à un rocher. Tourmentée par l’angoisse, elle est secouée de sanglots et son visage est baigné de larmes. Victime expiatoire, corps et âme écartelés, dans l’attente de la fin du supplice, de l’engloutissement par les ténèbres.
Une affaire de martyre. Il y en a tant dans la peinture.

Les troisièmes mettent en avant qu’elle est délivrée par Persée, revenant de la frontière du royaume des morts où il a triomphé de Méduse. Face au serpent marin qui s’apprête à dévorer Andromède, dont il est tombé amoureux au premier regard, il brandit la tête pétrificatrice. Une fois encore, il y a recours pour repousser l’oncle, à qui la belle avait été promise, et ses deux cents acolytes.
Une affaire de pouvoir. Il y en a tant dans le monde.

Les quatrièmes, la tête dans les nues et les yeux au ciel, ne voient « [à] travers la nuit bleue et l’éther étoilé » que la constellation sous la forme de laquelle Athéna l’a accrochée au firmament si proche et si loin de Cassiopée, l’impudente, et de Persée, le sauveur.
Une affaire d’étoile. Il y en a tant dans les rêves.

Ce qui est inexplicable n’est pas la fine larme de Chassériau sur la joue droite d’Andromède mais qu’elle soit comme gravée en ma mémoire.

Théodore Chassériau, Andromède attachée
au rocher par les Néréides - Détail
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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2019 : « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 3, quand Kafka s’amuse » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.





vendredi 15 février 2019

Musique(s)


De ma culture musicale, le vernis est bien fin. Du vocabulaire de la musique, je n’entends rien. L’oreille musicale, je ne l’ai pas.
Mon écoute de toute musique -classique, jazz, contemporaine- est basée sur l’émotion qu’elle fait naître en moi. Parfois de ce que le compositeur ou les critiques écrivent ou disent mais si rarement. Le piano, en particulier, et les cordes, en général, savent à merveille jouer sur mes états d’âme.
De la musique, je n’entends que ce qu’elle fait (re)monter dans mon corps et dans mon cœur, ce qu’elle y met en mouvement : des frissons et des fusions, des chagrins et des joies, des deuils et des réjouissances, des douleurs et des enthousiasmes, des nostalgies et des allégresses, des mélancolies et des consolations.
Armstrong que j’ai découvert au collège grâce à la chanson de Nougaro. “La jeune fille et la mort” de Schubert entendu pour la première fois dans le film éponyme de Polanski ; je l’ai acheté, des années après, dans la version élue par l’équipe de Frédéric Lodéon dans “Le Pavé dans la mare” que nous écoutions tous les dimanches après-midi. Les “Variations Goldberg” de Bach interprétées par le prodigieux et époustouflant Glenn Gould. Le profond et ardent “Kaddish” de Ravel. L’œuvre de Pierre Henry dont il m’a ouvert lui-même les chemins dans une série d’émissions “A voix nue” sur France Culture et dans son “Journal de mes sons”. J’ai été emportée par chacune de ces découvertes et bien d’autres vers de vastes et riches horizons d’écoute et d’émotion.


Nicolas de Staël - Les musiciens, souvenir de Sidney Bechet – 1953
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Ce texte a été publié pour la première fois sur « Wanagramme : Emaux et gemmes des mots que j'aime », le blog de Guy Deflaux dans le cadre de La Ronde de janvier 2019.



dimanche 10 février 2019

Images mentales


Les Bizots – Le Theurot
La voiture entre dans le chemin qui conduit à la ferme. Dans un pré, près d’une bouchure, une petite silhouette vêtue d’une veste et d’un pantalon noirs, ceux que le vieux paysan met le dimanche. Une casquette surplombe le crâne couronné de cheveux blancs. Un mégot vissé au coin de la bouche. Les enfants, à l’arrière de la voiture, devine la moustache blanche. Oui, c’est lui, c’est bien lui, c’est le grand-père.

Poil – Place du village
La pierre du monument aux morts est chaude au cœur de l’après-midi d’été. Des petites bestioles rouges courent sur la bordure. Les enfants aimeraient s’asseoir sur le rebord mais ils craignent d’être piqués. Ils jouent en criant. Ils rient aux éclats en se répétant encore et encore la blague racontée par leur mère : celle de la photo du Bernard à Poil.

Quelque part – Entre le réel et l’imagination
Sur la place, la clameur du petit cirque s’était tue. Dans le petit matin blanc, ils ont attaché les longues caravanes aux grosses voitures ; les portières ont claqué. Dans l’éclat verdâtre des réverbères, ils passent devant l’église. La lumière éclaire faiblement la fillette qui a passé quelques jours dans l’école du village. Derrière la vitre, son visage est illuminé par un sourire. Sur ses genoux, la petite volière avec les colombes de son père, le magicien. Ils partent vers un autre bourg.

Autun – Le Fragny
« C’est un trou de verdure où chante une rivière ». Les enfants jouent sans trop s’en approcher. Dans cette famille, l’accident que l’on redoute le plus, c’est la noyade mais on ne sait pas, on ne dit pas pourquoi. Sur les rochers, on a posé des serviettes et chacun s’est installé avec son pique-nique. L’ombre des feuilles danse, des milliers d’éclats de lumière se dispersent dans l’air et sur le sol. La rivière bondit sur les cailloux et l’eau éclabousse. Les oiseaux chantent, le père reconnaît les chants et nomme ; il en est de même pour les arbres qu’il distingue les uns des autres grâce à leur écorce et à la forme de leurs feuilles.

Dijon – Cité U
Un arbre, ce n’est pas un saule, juste un arbre qui pleure, ses feuilles douces et tendres frémissent dans la brise tiède du soir de juin qui tombe. Il est posé au bord de l’île verte, l’île d’herbe entourée de pavillons dans lesquels s’empilent les chambres de 9 m2. Au bout des couloirs, une cuisine collective et des douches, pas collectives. Assis dans l’herbe, sur l’île, près de l’arbre qui pleure, des étudiants, des filles et des garçons. L’un d’eux joue à la guitare un de ces airs qui accompagne la jeunesse. Les notes de la « maison bleue » ondoient dans l’heure bleue. Entre chien et loup, des voix parfois discordantes s’élèvent, des paroles s’envolent, des rires cristallent. Des silhouettes qui rejoignent leurs chambres se dessinent sur la rivière goudronnée autour de l’île. Des groupes, des couples enlacés, des solitaires. Les fenêtres s’éclairent, les étoiles s’allument, la lune se dessine au fur et à mesure que le ciel s’assombrit.

Quelque part – Entre l’imagination et le réel
Une fillette –Alice, c’est Alice– cheveux au vent. Elle court dans un champ constellé de coquelicots. L’air léger fait flotter les fleurs rouges sur la mer vert tendre du blé. Elle me visite depuis des années, je la suis sans jamais pouvoir la rattraper. Elle disparaît à l’horizon, entre blé et ciel. Un jour, je me retrouve face à elle, les pieds dans l’eau, dans un tableau de Michel Bouchet.
Michel Bouchet, Les pieds dans l'eau
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Ces fragments ont été écrits dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2019 : « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 1, des images mentales » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.