Pour
moi c’est une évidence, il me faudra repartir
de la route rouge,
celle d’une proposition d’un autre été, il y a quatre ans.
Toujours aux carrefours, des chemins qui se rencontrent, se croisent
ou se séparent. Seuls les errants en ont l’expérience. De son
prénom, je ne me souviens pas ; quand je pense à elle, elle
est Marie-Anne… « C’est ça l’écriture. C’est le train
de l’écrit qui passe par votre corps. Le traverse. C’est de là
qu’on part pour parler de ces émotions difficiles à dire, si
étrangères et qui néanmoins, tout à coup, s’emparent de vous. »
Dans
l’éclat verdâtre des réverbères, ils passent devant l’église.
La lumière éclaire faiblement la fillette qui a passé quelques
jours dans l’école du village. Derrière la vitre, son visage est
illuminé par un sourire. Sur ses genoux, la petite volière avec les
colombes de son père, le magicien. Elle emporte un peu de la chaleur
des bras d’une fillette gadji qui lui a accordé son amitié malgré
la peau couleur acajou, la saleté et la robe défraîchie. Ils
partent vers un autre bourg. Reviendront-ils l’an prochain ?
Sera-t-elle encore avec eux ? L’empreinte d’une main à la
peinture rouge esquissée dans les toilettes du préau est-elle un
signe laissé à l’intention de son amie ?
Alors,
trois places, deux derrière les deux écoles, Filles et Garçons,
l’autre sert de parking les jours de grande affluence à la
chapelle. C’est derrière celle de l’école dite alors des Filles
que s’est installé le petit cirque. Aujourd’hui, un boulodrome
où, de plus en plus rarement, les après-midis, des retraités, et
les soirs d’été, des familles se retrouvent pour jouer. Il ne
reste qu’une école où la plupart du temps les parents déposent
les enfants en voiture, un bisou effleure la joue, une portière
claque ; plus ces voix d’enfants accompagnées souvent de
celles des mères qui les conduisent parce qu’il y a la grande
route à traverser.
Aujourd'hui, un quartier en train de mourir, des fenêtres
closes, des volets fermés. Des maisons vides, deux ont été
démolies pour des raisons de sécurité. Des personnes âgées font
quelques pas dans le jardin, s’aventurent parfois dans la rue.
Envolés les rires et les cris d’enfants qui jouent à la marelle
ou au tennis sur la chaussée, les automobilistes ralentissent, ils
esquivent en gagnant le trottoir, les conducteurs reprennent
tranquillement leur route. Aujourd’hui, les réverbères
s’éteignent une grande partie de la nuit par souci de lutte contre
réchauffement climatique ou d’économie ; on ne pourrait plus
apercevoir les colombes en cage et sur la joue droite de la fillette
une fine larme comme gravée en ma mémoire.
Une
voix d’homme parmi celles des femmes. C’est celle de notre
voisin. Quand nous parlons de lui et de sa femme, nous les nommons le
Père et la Mèmère P. Ils élèvent leur petite-fille. On ne dit
plus aujourd’hui élever pour les enfants, on réserve ce verbe aux
animaux domestiques. C’est pourtant un beau verbe élever pour les
enfants, les accompagner afin qu’ils grandissent en savoir et en
humanité. J’associe le mot éducation à la schlague, au carcan,
au formatage alors qu’élever, c’est guider vers les hauteurs,
cultiver les ressources et les instruments du devenir et de la
liberté.
Le
grand-père était plutôt taciturne ; la grand-mère parlait souvent
avec ma mère, elles étendaient le linge sur le fil dans le jardin,
chacune d’un côté de la route. Tous les deux avaient travaillé à
la mine. Elle sur le crible ; le triage était alors manuel, c'était
principalement des femmes, « les trieuses » qui effectuaient ce
travail. Elles séparaient les cailloux des charbons. Lui au fond.
Dans sa jeunesse, il avait participé au maquis d’Autun. Il était
communiste.
Avec
ma mère, il se sont arrangés. Elle accompagne les petits à la
maternelle, lui, les grandes à l’école primaire, celle des
filles, il faut franchir la grande route qui sépare la cité en
deux. Enfants, nous franchissions rarement la limite de la grande
route sauf pour aller à l'école des filles ; c'est aujourd'hui la
seule école primaire qui reste dans le quartier ; l'école de
garçons étant devenu un lieu que se partagent différentes
associations et un espace communal. Elle porte aujourd'hui le nom de
Jean-Pierre Brésillon qui fut mon professeur, trop tôt disparu, de
français et d'histoire-géo au collège Nicolas Copernic. Il
suffisait aussi de la traverser pour faire des courses et se rendre
chez le médecin, au dispensaire.
Le
dispensaire, c’est la matérialisation de l’institution minière
au sein de la cité. C’est l'ancienne « Goutte de lait », un
grand bâtiment construit dans les années 1920 pour y installer les
sœurs pour la plupart venues de Pologne et où les fermiers des
alentours apportent le lait, stérilisé puis distribué aux
nourrissons.
Dans
les années 1970 qui me virent grandir, le médecin en partageait les
espaces avec les sœurs et le dispensaire. Nous y allions pour les
petits bobos voir le Valomi, c'est ainsi que nous appelons
l'infirmier, et la sœur Warsova.
Ces
deux-là sont deux figures inséparables. Elle, il semble qu’elle
sillonne depuis toujours les rues de la cité sur son vélo, revêtue
de son aube et de son voile bleus de fille de la Charité de
Saint-Vincent-de-Paul, un gilet, un imper ou un manteau bleu marine
passé par-dessus selon des saisons. Elle se rend au chevet des
mineurs, elle fait les pansements, les piqûres ; pour les silicosés
qui ne peuvent plus se déplacer, elle s’occupe des aérosols et de
l’oxygène. Tous les deux, par leurs origines qui point derrière
leurs noms, sont reliés aux immigrations du début du siècle dans
cette région industrielle et industrieuse. Lui, quand il se déplace
dans la cité, il le fait dans une petite voiture, je crois, je veux
croire que c’est une Fiat. Il ne le fait qu’en l’absence de la
sœur Warsova, du moins c’est ce dont je me souviens ; le plus
souvent, il reste au dispensaire pour recevoir les mineurs et leurs
familles pour les soins. Remplacés, ils le furent, des infirmières
se succédèrent après eux au dispensaire, les remplacèrent-elles
vraiment ? Aujourd’hui plus d’infirmerie au sein du dispensaire,
un médecin y vient quelques demi-journées par semaine ; alors ils
étaient deux, peut-être trois, la mémoire me joue quelquefois des
tours... (Des vies hors-champ)
« [I]l
y a plus que je crois, moi. » « Toujours, après, on voit
des choses. » Toujours, à cette heure entre loup et chien, une
longue voiture s’éloigne… Ne pas laisser filer l’enfance…
Une amitié enfantine, aussi courte que forte, libre de passé et
d’avenir. Elle sera l’archétype de toutes les amitiés avortées,
effilochées… de toutes les séparations alors qu’on est resté
inconnu pour l’autre. Jusqu’à la fin, elle sera l’Enfant. Elle
sera le Destin. « C’est curieux, jamais l’idée de [Destin]
ne s’est posée autour de l’enfant.»
La
trace du cirque est-elle encore là dans la mémoire des anciens de
la rue ? Les colombes se sont-elles transformées en lapins sous le
foulard du magicien ? Vers quelle route rouge le cirque est-il parti,
sur quel terrain en périphérie a-t-il le droit de s’installer ?
Aujourd’hui, le soir, les bancs publics sont vides. Derrière les
volets fermés, les personnes âgées regardent solitaires dans leur
salon le Cirque du Soleil à la télévision.
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Ce
texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de
l'hiver 2019 : «
en 4000
mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 4, Duras
quatuor à dire »
proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.
Je me souviens du film "Souvenirs d'en France", un beau jeu de mots comme titre ! L'enfance est un pays.. :-)
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