vendredi 29 mars 2019

Vies hors-champ


Dans ma main, sous mes yeux, cette photo solennelle qui m'est parvenue par le biais de trois générations de femmes. Toute une vie inscrite dans cette photo. La petite fille sur la photo, elle était et reste ma grand-mère. Nous avons passé de longs après-midis ensemble, elle m’a appris à tricoter et à broder. Nous avons beaucoup bavardé, elle a souvent évoqué la Seconde Guerre mondiale et l'enfance de ma mère et de mes deux oncles.
Mais de l'époque de la photo, jamais nous n'avons parlé ; moi, je n’ai pas posé de question sans doute par timidité ou crainte de l'attrister ; elle, elle n'a rien dit sans doute par pudeur ou parce que la douleur n'était pas totalement étouffée. Ce que je sais de ce temps-là, c’est ma mère qui me l’a raconté.
La piqûre de l’Épine noire –celle du prunellier- la septicémie, la mort du père… alors qu’elle n’a que quatorze ans. Sur la photo, elle me paraît bien petite entre ses deux frères. Elle s'agrippe à la main de l'un comme pour ne pas sombrer et elle s'appuie sur le genou de l’autre comme pour trouver un appui pour l'avenir. Je devine sur le visage des uns la tristesse et la mélancolie, sur celui des autres la détermination et la résolution ; parfois ces sentiments entremêlés.
Derrière, il y a la mère, cette figure tutélaire, c’est mon arrière-grand-mère ; elle, je ne l’ai pas connue. C'était une maîtresse femme -on ne dit plus cela aujourd'hui- qui a décidé de poursuivre la tâche de son mari et a repris la ferme avec le plus âgé de ses fils. Elle a travaillé avec obstination et ténacité. Elle a aimé ses enfants, certainement comme on aimait alors ses enfants, avec distance et retenue. Elle les a conduits vers l'âge adulte avec autorité et bienveillance, s'acquittant à la fois du rôle du père et de celui de la mère. Puis chacun des enfants s'est marié et a suivi son propre chemin mais ils restèrent fort attachés les uns aux autres et les liens entre leurs enfants furent plus de frères et sœurs que de cousins et cousines.


[...plus ces voix d’enfants accompagnées souvent de celles des mères qui les conduisent, la grande route à traverser.]
Une voix d’homme parmi celles des femmes. C’est celle de notre voisin. Quand nous parlons de lui et de sa femme, nous les nommons le Père et la Mèmère P. Ils élèvent leur petite-fille. On ne dit plus aujourd’hui élever pour les enfants, on réserve ce verbe aux animaux domestiques. C’est pourtant un beau verbe élever pour les enfants, les accompagner afin qu’ils grandissent en savoir et en humanité. J’associe le mot éducation à la schlague, au carcan, au formatage alors qu’élever, c’est guider vers les hauteurs, cultiver les ressources et les instruments du devenir et de la liberté.
Le grand-père était plutôt taciturne ; la grand-mère parlait souvent avec ma mère, elles étendaient le linge sur le fil dans le jardin, chacune d’un côté de la route. Tous les deux avaient travaillé à la mine. Elle sur le crible ; le triage était alors manuel, c'était principalement des femmes, « les trieuses » qui effectuaient ce travail. Elles séparaient les cailloux des charbons. Lui au fond. Dans sa jeunesse, il avait participé au maquis d’Autun. Il était communiste.
Avec ma mère, il se sont arrangés. Elle accompagne les petits à la maternelle, lui, les grandes à l’école primaire, celle des filles, il faut franchir la grande route qui sépare la cité en deux. Enfants, nous franchissions rarement la limite de la grande route sauf pour aller à l'école des filles ; c'est aujourd'hui la seule école primaire qui reste dans le quartier ; l'école de garçons étant devenu un lieu que se partagent différentes associations et un espace communal. Elle porte aujourd'hui le nom de Jean-Pierre Brésillon qui fut mon professeur, trop tôt disparu, de français et d'histoire-géo au collège Nicolas Copernic. Il suffisait aussi de la traverser pour faire des courses et se rendre chez le médecin, au dispensaire.
Le dispensaire, c’est la matérialisation de l’institution minière au sein de la cité. C’est l'ancienne « Goutte de lait », un grand bâtiment construit dans les années 1920 pour y installer les sœurs pour la plupart venues de Pologne et où les fermiers des alentours apportent le lait, stérilisé puis distribué aux nourrissons.
Dans les années 1970 qui me virent grandir, le médecin en partageait les espaces avec les sœurs et le dispensaire. Nous y allions pour les petits bobos voir le Valomi, c'est ainsi que nous appelons l'infirmier, et la sœur Warsova.
Ces deux-là sont deux figures inséparables. Elle, il semble qu’elle sillonne depuis toujours les rues de la cité sur son vélo, revêtue de son aube et de son voile bleus de fille de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul, un gilet, un imper ou un manteau bleu marine passé par-dessus selon des saisons. Elle se rend au chevet des mineurs, elle fait les pansements, les piqûres ; pour les silicosés qui ne peuvent plus se déplacer, elle s’occupe des aérosols et de l’oxygène. Tous les deux, par leurs origines qui point derrière leurs noms, sont reliés aux immigrations du début du siècle dans cette région industrielle et industrieuse. Lui, quand il se déplace dans la cité, il le fait dans une petite voiture, je crois, je veux croire que c’est une Fiat. Il ne le fait qu’en l’absence de la sœur Warsova, du moins c’est ce dont je me souviens ; le plus souvent, il reste au dispensaire pour recevoir les mineurs et leurs familles pour les soins. Remplacés, ils le furent, des infirmières se succédèrent après eux au dispensaire, les remplacèrent-elles vraiment ? Aujourd’hui plus d’infirmerie au sein du dispensaire, un médecin y vient quelques demi-journées par semaine ; alors ils étaient deux, peut-être trois, la mémoire me joue quelquefois des tours...
Aujourd’hui, u[n quartier en train de mourir, des fenêtres closes, des volets fermés.]
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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2019 : « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 8 & 9, vies brèves en hors champ l’idée d’apocryphes... » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.







vendredi 22 mars 2019

Ecrire... dévider, tisser


...s’installer sur une table avec une feuille blanche ou devant l’ordinateur, faire le silence, se concentrer, ne penser qu’à ce qui devrait, va s’écrire, et là, c’est sûr, rien ne vient, pas le moindre mot, le blocage. Il faut faire avec ce qui reste de “temps de cerveau disponible”, entre les moments d’occupations fixes, les autres ponctuels et programmés, les soucis imprévus... Comme pour la lecture, plusieurs textes à la fois. Arrive quand je m’y attends le moins, quand je ne m’y attends pas. Feutres, carnet ou petit cahier, morceaux de carton découpés, dans la poche avant du sac à dos ou dans le grand sac à main ; d’abord papier puis ordi, impressions, ratures, corrections, relecture... Des notes prises à la hâte sur des paperolles qui se retrouvent soigneusement pliées ou chiffonnées au fond des poches qu’il faut explorer, les retrouver et les déchiffrer. Besoin de bruit, de sons alentour, d’animation même si c’est pour en faire abstraction ou n’en attraper que des bribes ; concourt à un repli sur soi, en soi favorable à la décantation des idées et à l'écriture. Dans une grande bibliothèque où persiste le bruissement du monde, c’est possible. L’ordinateur sur la table face à la fenêtre, c’est au rez-de-chaussée. À la belle saison, la rumeur du dehors : le passage régulier des bus et des voitures, les voix des enfants de l’école d’à côté. L’hiver, seules diversions, la météo, quelques silhouettes qui passent sur le trottoir. Aux terrasses des cafés, chauffées en cas d'humidité ou de froid. De toute façon, toujours à l'extérieur, pouvoir vapoter. Là, l'écriture, le plus souvent manuscrite s'accompagne d'un thé, d'un soda, d'une bière ou d'un verre de vin selon l'humeur. Là, s'élaborent le plus souvent les notes, les premiers jets. Le plus difficile, être statique. Besoin du mouvement de la marche, de la translation passive dans les transports... le mien ou celui des autres. Une place assise dans le métro, le RER, sur les genoux, ne pas rater l’arrêt, être en alerte, écrire de manière flottante. Impératif de traverser la nuit, le sommeil et le rêve. Sur le fil du réel et de l’imaginaire, dévider, tisser les mots, tramer, chaîner, étoffer les phrases, éviter l’effet patchwork, estomper les coutures, en filigrane les souvenirs, la mémoire, la mélancolie.

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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2019 : « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 7, Virginia Woolf : contexte de l’écriture » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.





vendredi 15 mars 2019

Cette mouche qu’on dit domestique...


Un après-midi d’été... du dehors, l’odeur des vaches, les caquètements de la basse-cour, le bêlement des chèvres qu’on ramène des champs pour la traite. Dans la cuisine, autour de la petite table, la grand-mère a réuni les enfants pour le goûter. Ils ont partagé la glace rose à la fraise et la verte à la pistache, vidé les bouteilles de soda. Sur la toile cirée beige, une goutte de Pschitt orange, quelques bulles en étoilent encore la surface. Une mouche tourne autour, étend ses pattes, les frotte, agite ses ailes, sort sa trompe, s’approche, déploie sa trompe et aspire le liquide. C’est une de ces mouches qu’on dit domestique comme si les humains l’avaient domestiquée alors que c’est elle qui a mis à profit la proximité avec eux pour accéder facilement à une nourriture disponible. Elle passe et repasse ses pattes sur sa tête et ses ailes puis aspire de nouveau. Et là, vlan, la tapette s’abat. La mouche est écrasée, un peu de sang, des éclaboussures, des pattes, des ailes tordues et sans vie, des morceaux de corps aplatis et éparpillés.


Dans ma main, sous mes yeux, cette photo solennelle qui m'est parvenue par le biais de trois générations de femmes. Toute une vie inscrite dans cette photo. La petite fille sur la photo, elle était et reste ma grand-mère. Nous avons passé de longs après-midis ensemble, elle m’a appris à tricoter et à broder. Nous avons beaucoup bavardé, elle a souvent évoqué la Seconde Guerre mondiale et l'enfance de ma mère et de mes deux oncles.
Mais de l'époque de la photo, jamais nous n'avons parlé ; moi, je n’ai pas posé de question sans doute par timidité ou crainte de l'attrister ; elle, elle n'a rien dit sans doute par pudeur ou parce que la douleur n'était pas totalement étouffée. Ce que je sais de ce temps-là, c’est ma mère qui me l’a raconté.
La piqûre de l’Épine noire –celle du prunellier- la septicémie, la mort du père… alors qu’elle n’a que quatorze ans. Sur la photo, elle me paraît bien petite entre ses deux frères. Elle s'agrippe à la main de l'un comme pour ne pas sombrer et elle s'appuie sur le genou de l’autre comme pour trouver un appui pour l'avenir. Je devine sur le visage des uns la tristesse et la mélancolie, sur celui des autres la détermination et la résolution ; parfois ces sentiments entremêlés.
Derrière, il y a la mère, cette figure tutélaire, c’est mon arrière-grand-mère ; elle, je ne l’ai pas connue. C'était une maîtresse femme -on ne dit plus cela aujourd'hui- qui a décidé de poursuivre la tâche de son mari et a repris la ferme avec le plus âgé de ses fils. Elle a travaillé avec obstination et ténacité. Elle a aimé ses enfants, certainement comme on aimait alors ses enfants, avec distance et retenue. Elle les a conduits vers l'âge adulte avec autorité et bienveillance, s'acquittant à la fois du rôle du père et de celui de la mère. Puis chacun des enfants s'est marié et a suivi son propre chemin mais ils restèrent fort attachés les uns aux autres et les liens entre leurs enfants furent plus de frères et sœurs que de cousins et cousines. (Une vie hors-champ)
Willem Claeszoon Heda – Nature morte à la vigne (détail)
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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2019 : « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 6, Robert Walser : écrire sans sujet » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.



vendredi 8 mars 2019

Scénographie des voix


Il a posé sa guitare sur la housse, pas dans l’herbe. Les autres continuent à chanter sans accompagnement. Tous les deux se sont un peu éloignés. Je sais qu’elle va me quitter pour lui. Ils chuchotent. Ils sont seuls au monde. Ils pensent que je ne les ai pas vu se mettre à l’écart, que je ne les entends pas. Malgré le soir qui tombe, je devine ses yeux à elle, je les connais si bien. Son regard est si ardent dans ces moments-là. Ils sont plongés dans les siens. je ne sais pas... à toi de choisir... souffrir... savoir ce qui a de l’importance... Leurs épaules se sont rapprochées. difficile... écouter ton cœur... Leurs mains se frôlent, leurs doigts maintenant s’unissent. je t’aime... Bribes d'un badinage pas si badin. Silence. Ils se sont enlacés, leurs bouches... Le cœur qui tangue, le roulis des larmes au bord des paupières... Le groupe, une chanson... “Tu n'as jamais souri / Si tendrement je crois / Tu es la plus jolie / Tu ne me regardes pas”.
Elle fait ça à chaque fois, je la connais, elle peut pas s’empêcher. Séduire, flirter sous mon nez comme si je n’étais pas là. Au début, je supportais pas. Malade de jalousie, je lui gueulais dessus, je la traitais de tous les noms d’oiseaux, je la frappais même et je m’en voulais à mort. Et puis j’ai compris que c’était plus fort qu’elle, qu’elle ne pouvait pas faire autrement, c’était en elle comme un démon. Et j’ai accepté qu’elle s’en aille, qu’elle disparaisse, pour quelques jours, quelques semaines parfois, pourvu qu’elle me revienne. Elle revient toujours, elle a besoin de moi comme moi, j’ai besoin d’elle, ça aussi j’ai fini par le comprendre. Elle me pardonne, je lui pardonne et tout repart comme au premier jour. On se découvre, on se redécouvre, on s’aime, on se déchire. Et puis, au fil du temps, j’ai fini par trouver ça plutôt exaltant et c’est moi qui la pousse plus souvent vers d’autres bras, dans d’autres draps. Ça me fait mal d’abord, comme un pincement au niveau du ventricule droit, ça pince fort et puis de moins en moins fort et puis plus rien, jusqu’à la fois prochaine. J’aime la voir s’abandonner dans le cou d’un autre, deviner leurs premiers baisers, leurs premières caresses, l’imaginer jouir sous les assauts d’un autre, et la douce douleur que cela me procure. Indéfinissable extase, pur oubli de moi-même, vertige éblouissant. « Et tu flirtes avec lui / Moi tout seul dans mon coin / Je n’sais plus qui je suis / Je ne me souviens plus de rien ». Je sais qu’elle reviendra, elle revient toujours.
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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2019 : « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 5, Sarraute : scénographie des voix » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.



vendredi 1 mars 2019

Quatuor à dire



Pour moi c’est une évidence, il me faudra repartir de la route rouge, celle d’une proposition d’un autre été, il y a quatre ans. Toujours aux carrefours, des chemins qui se rencontrent, se croisent ou se séparent. Seuls les errants en ont l’expérience. De son prénom, je ne me souviens pas ; quand je pense à elle, elle est Marie-Anne… « C’est ça l’écriture. C’est le train de l’écrit qui passe par votre corps. Le traverse. C’est de là qu’on part pour parler de ces émotions difficiles à dire, si étrangères et qui néanmoins, tout à coup, s’emparent de vous. »
Dans l’éclat verdâtre des réverbères, ils passent devant l’église. La lumière éclaire faiblement la fillette qui a passé quelques jours dans l’école du village. Derrière la vitre, son visage est illuminé par un sourire. Sur ses genoux, la petite volière avec les colombes de son père, le magicien. Elle emporte un peu de la chaleur des bras d’une fillette gadji qui lui a accordé son amitié malgré la peau couleur acajou, la saleté et la robe défraîchie. Ils partent vers un autre bourg. Reviendront-ils l’an prochain ? Sera-t-elle encore avec eux ? L’empreinte d’une main à la peinture rouge esquissée dans les toilettes du préau est-elle un signe laissé à l’intention de son amie ?
Alors, trois places, deux derrière les deux écoles, Filles et Garçons, l’autre sert de parking les jours de grande affluence à la chapelle. C’est derrière celle de l’école dite alors des Filles que s’est installé le petit cirque. Aujourd’hui, un boulodrome où, de plus en plus rarement, les après-midis, des retraités, et les soirs d’été, des familles se retrouvent pour jouer. Il ne reste qu’une école où la plupart du temps les parents déposent les enfants en voiture, un bisou effleure la joue, une portière claque ; plus ces voix d’enfants accompagnées souvent de celles des mères qui les conduisent parce qu’il y a la grande route à traverser.
   
Une voix d’homme parmi celles des femmes. C’est celle de notre voisin. Quand nous parlons de lui et de sa femme, nous les nommons le Père et la Mèmère P. Ils élèvent leur petite-fille. On ne dit plus aujourd’hui élever pour les enfants, on réserve ce verbe aux animaux domestiques. C’est pourtant un beau verbe élever pour les enfants, les accompagner afin qu’ils grandissent en savoir et en humanité. J’associe le mot éducation à la schlague, au carcan, au formatage alors qu’élever, c’est guider vers les hauteurs, cultiver les ressources et les instruments du devenir et de la liberté.
Le grand-père était plutôt taciturne ; la grand-mère parlait souvent avec ma mère, elles étendaient le linge sur le fil dans le jardin, chacune d’un côté de la route. Tous les deux avaient travaillé à la mine. Elle sur le crible ; le triage était alors manuel, c'était principalement des femmes, « les trieuses » qui effectuaient ce travail. Elles séparaient les cailloux des charbons. Lui au fond. Dans sa jeunesse, il avait participé au maquis d’Autun. Il était communiste.
Avec ma mère, il se sont arrangés. Elle accompagne les petits à la maternelle, lui, les grandes à l’école primaire, celle des filles, il faut franchir la grande route qui sépare la cité en deux. Enfants, nous franchissions rarement la limite de la grande route sauf pour aller à l'école des filles ; c'est aujourd'hui la seule école primaire qui reste dans le quartier ; l'école de garçons étant devenu un lieu que se partagent différentes associations et un espace communal. Elle porte aujourd'hui le nom de Jean-Pierre Brésillon qui fut mon professeur, trop tôt disparu, de français et d'histoire-géo au collège Nicolas Copernic. Il suffisait aussi de la traverser pour faire des courses et se rendre chez le médecin, au dispensaire.
Le dispensaire, c’est la matérialisation de l’institution minière au sein de la cité. C’est l'ancienne « Goutte de lait », un grand bâtiment construit dans les années 1920 pour y installer les sœurs pour la plupart venues de Pologne et où les fermiers des alentours apportent le lait, stérilisé puis distribué aux nourrissons.
Dans les années 1970 qui me virent grandir, le médecin en partageait les espaces avec les sœurs et le dispensaire. Nous y allions pour les petits bobos voir le Valomi, c'est ainsi que nous appelons l'infirmier, et la sœur Warsova.
Ces deux-là sont deux figures inséparables. Elle, il semble qu’elle sillonne depuis toujours les rues de la cité sur son vélo, revêtue de son aube et de son voile bleus de fille de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul, un gilet, un imper ou un manteau bleu marine passé par-dessus selon des saisons. Elle se rend au chevet des mineurs, elle fait les pansements, les piqûres ; pour les silicosés qui ne peuvent plus se déplacer, elle s’occupe des aérosols et de l’oxygène. Tous les deux, par leurs origines qui point derrière leurs noms, sont reliés aux immigrations du début du siècle dans cette région industrielle et industrieuse. Lui, quand il se déplace dans la cité, il le fait dans une petite voiture, je crois, je veux croire que c’est une Fiat. Il ne le fait qu’en l’absence de la sœur Warsova, du moins c’est ce dont je me souviens ; le plus souvent, il reste au dispensaire pour recevoir les mineurs et leurs familles pour les soins. Remplacés, ils le furent, des infirmières se succédèrent après eux au dispensaire, les remplacèrent-elles vraiment ? Aujourd’hui plus d’infirmerie au sein du dispensaire, un médecin y vient quelques demi-journées par semaine ; alors ils étaient deux, peut-être trois, la mémoire me joue quelquefois des tours... (Des vies hors-champ)

Aujourd'hui, un quartier en train de mourir, des fenêtres closes, des volets fermés. Des maisons vides, deux ont été démolies pour des raisons de sécurité. Des personnes âgées font quelques pas dans le jardin, s’aventurent parfois dans la rue. Envolés les rires et les cris d’enfants qui jouent à la marelle ou au tennis sur la chaussée, les automobilistes ralentissent, ils esquivent en gagnant le trottoir, les conducteurs reprennent tranquillement leur route. Aujourd’hui, les réverbères s’éteignent une grande partie de la nuit par souci de lutte contre réchauffement climatique ou d’économie ; on ne pourrait plus apercevoir les colombes en cage et sur la joue droite de la fillette une fine larme comme gravée en ma mémoire.
« [I]l y a plus que je crois, moi. » « Toujours, après, on voit des choses. » Toujours, à cette heure entre loup et chien, une longue voiture s’éloigne… Ne pas laisser filer l’enfance… Une amitié enfantine, aussi courte que forte, libre de passé et d’avenir. Elle sera l’archétype de toutes les amitiés avortées, effilochées… de toutes les séparations alors qu’on est resté inconnu pour l’autre. Jusqu’à la fin, elle sera l’Enfant. Elle sera le Destin. « C’est curieux, jamais l’idée de [Destin] ne s’est posée  autour de l’enfant.»
La trace du cirque est-elle encore là dans la mémoire des anciens de la rue ? Les colombes se sont-elles transformées en lapins sous le foulard du magicien ? Vers quelle route rouge le cirque est-il parti, sur quel terrain en périphérie a-t-il le droit de s’installer ? Aujourd’hui, le soir, les bancs publics sont vides. Derrière les volets fermés, les personnes âgées regardent solitaires dans leur salon le Cirque du Soleil à la télévision.
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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2019 : « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 4, Duras quatuor à dire » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.