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jeudi 26 septembre 2019

Rentrer à la maison…


Enfin, je rentre à la maison. Sept mois que je n’y suis pas revenue. Il va falloir m’y réadapter, m’y adapter, des semaines, des mois que j’entends ce verbe, s’adapter, j’en ai assez. Pourtant, je vais devoir me réhabituer à vivre dans ma propre maison. Heureusement, elle est de plain-pied, je vais donc y accéder facilement. Ces dernières semaines, Christine, ma sœur, s’est occupée de la réaménager pour que je puisse l’habiter à nouveau.
Elle a fait remplacer la baignoire par une douche à l’italienne, au mur on a fixé un siège que je pourrai déplier en cas de besoin. Dans les couloirs, le long des murs, des mains courantes me permettront de me déplacer sans béquille dès que ce sera possible. Christine a mis quelques meubles à la cave afin que je puisse plus facilement passer entre ceux qui restent. Elle a fait installer une potence au-dessus de mon lit pour aider à me lever. Elle a tout fait pour que je m’adapte, pour que je puisse retrouver mon autonomie à mon retour. Pour l’instant, j’ai vu seulement des photos des aménagements.
Dans une demi-heure tout au plus, elle ouvrira le portail avec le boîtier électronique et nous entrerons dans la cour, je reverrai le jardin avec ses verts tendres et ses mille et une couleurs, elle l’a entretenu pendant mon absence. Derrière la maison, le potager où elle n’a rien semé ni planté, elle a juste fait en sorte que les herbes qu’on dit mauvaises n’envahissent pas le terrain ; c’est le mieux qu’elle ait pu faire, la date de mon retour est restée longtemps incertaine.

C’était une belle après-midi de septembre. Je faisais une virée en forêt à moto quand, à un croisement, j’ai été fauchée par un automobiliste qui roulait à vive allure et n’a pas marqué un stop. La collision était inévitable. Ma jambe droite a été broyée par le choc. Ensuite, j’ai perdu connaissance, c’est le trou noir, je ne me rappelle plus. Je me suis réveillée après trois semaines de coma. J’avais été amputée la semaine qui suivait l’accident pour éviter que la gangrène ne se propage. Mes premiers souvenirs sont rendus flous par les médicaments. J’étais incapable de manger ou de m’habiller seule. J’avais perdu toute force. Il a été nécessaire de m’opérer à de nombreuses reprises et de me greffer de la peau. Je ne me rendais pas vraiment compte que j’étais amputée. Je pense que je l’ai réalisé quand les séances de kiné ont commencé.
Il a fallu attendre la cicatrisation puis, un jour, le médecin m’a proposé un rendez-vous avec l’orthopédiste pour une prothèse provisoire. Au début, chacun de mes déplacements étaient compliqués, il me fallait tout réapprendre et la prothèse me faisait mal. Je suis restée deux mois à l’hôpital, j’acceptais mon corps amputé mais pas la prothèse. Plus tard, ce serait au tour du prothésiste, pour la prothèse définitive, il prendrait des mesures, ce serait très rapide, quelques secondes avec un appareil relié à un ordinateur. Il m’a également posé quelques questions afin d’en fabriquer une qui soit le mieux possible adaptée à mes besoins quotidiens et à mes activités. Pour une fois, ce n’était pas moi qui allais m’adapter mais quelque chose qui serait adapté pour moi.
J’ai dû faire plusieurs essayages, j’étais déprimée, je pensais que je n’y arriverais jamais et tout le monde ne faisait que répéter que j’allais aller mieux, qu’il fallait que je m’adapte à une nouvelle vie mais que j’étais vivante, qu’il fallait que j’aille de l’avant, que jamais je ne pourrais revenir en arrière. Petit à petit, chaque progrès, même minime, m’apportait un peu de consolation. Je prenais conscience de tout ce que je pourrais faire de nouveau, avec un peu d’aide, différemment bien sûr, en m’adaptant, c’est la première fois que ce verbe prononcé en mon for intérieur me donna quelque espoir. Je pourrais reprendre mon travail progressivement, qui sais, un jour je pourrais peut-être remonter sur une moto et renouer avec la sensation de liberté et le plaisir de découvrir de nouveaux espaces que j’aimais tant. J’ai peu à peu retrouvé la confiance en moi et appris à accepter le regard de ma famille et des amis qui me rendaient visite. Après tout, eux aussi devaient faire des efforts pour s’adapter à mes changements d’humeur, à mon handicap, à celle que j’étais devenue.
Je suis allée un mois dans une maison de repos où j’ai continué la rééducation. Quand enfin, j’ai reçu ma prothèse, que tout fut au point et que je vis que tout s’adaptait bien, ce fut à la fois un moment de joie, j’allais pouvoir marcher, et d’angoisse, je devrais répéter ces gestes tous les jours, la chausser dès que je me lève le matin et l’enlever le soir juste avant de me coucher. Je suis partie huit semaines dans un centre spécialisé pour pouvoir marcher à nouveau, réapprendre le quotidien, même les gestes les plus simples.
J’avais peur mais j’avais besoin d’agir, de me prouver que j’étais encore capable d’être autonome. Et toujours ce mot, s’adapter. Il fallait que j’adapte ma façon de marcher et ce furent à nouveau des réglages lors de séances de rééducation éprouvantes. Finalement tout s’est passé pour le mieux même si ce ne fut pas sans peine. Comme la fin de la cicatrisation s’était déroulée comme il faut, après quelques semaines, on m’annonça que j’allais pouvoir rentrer chez moi. Il faudrait bien sûr que je poursuive la rééducation à l’extérieur et j’aurais besoin de quelques visites chez le prothésiste afin qu’il adapte la prothèse à mon moignon ; au fur et à mesure du temps et de la reprise de mes activités, celui-ci va évoluer et je vais retrouver des muscles ce qui modifiera mes postures et mes appuis.

Sept mois après l’accident, je rentre chez moi, je vais pouvoir reprendre une vie presque normale. La grille s’ouvre, nous entrons dans la cour. Christine m’aide à descendre de la voiture et me conduit jusqu’à la terrasse ; je m’assieds dans un fauteuil qu’elle y a installé. Elle s’apprête à retourner à la voiture pour rapporter mes affaires dans la maison. « Laisse, on fera ça plus tard, prépare nous plutôt un café que nous boirons ici avec les petits gâteaux que nous avons pris chez Genet ». Elle fait le tour pour entrer dans la maison, je regarde le jardin, je sens l’odeur des roses et des lilas dans l’air doux du printemps. Oublier l’espace d’un instant qu’il va falloir s’adapter. Aujourd’hui, je suis heureuse du chemin que j’ai parcouru. Il m’est encore difficile de faire des projets et c’est avec un peu d’appréhension que j’attends le moment d’entrer dans ma maison et le départ de ma sœur, que je suis prête à tout faire pour qu’ils aient lieu le plus tard possible. Elle revient avec le café et les gâteaux, elle sourit, je réponds à son sourire et nous nous installons pour la dégustation.

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Merci à Frédérique Anne (Oser Écrire) pour son regard bienveillant et constructif.


vendredi 9 août 2019

Au jardin

La mère est au jardin, elle sarcle les haricots. Son fils et sa fille jouent dans l’allée avec des cailloux qu’ils ont ramassés dans la cour. Le soldat pousse la porte du jardin, s’approche du petit groupe. Il est grand, il a les yeux bleus et les cheveux blonds. Il est de l’armée ennemie, celle qui occupe le pays. D’un geste tendre, il passe la main dans les cheveux de l’enfant aux cheveux bruns et aux yeux noirs. La main posé sur le cœur, il dit à la mère, dans un mauvais français, qu’il a là-bas un fils du même âge. Des larmes montent dans ses yeux. Il rebrousse chemin et regagne la grange pour y nourrir les chevaux réquisitionnés. De cela, il ne sera plus jamais question entre eux.
 
Bien des années plus tard, quand sa fille lui annonce, dans le jardin, près du buis, que sa petite-fille va apprendre l’allemand au collège, la grand-mère dit que c’est bien. Son regard s’embue, elle n’ajoutera rien. Toutes les trois prennent chacune une ligne et commencent en silence à ramasser les haricots. Elles rempliront un seau qu’elles partageront en deux.

À l’université, elle décide de partir un an en Allemagne avec le programme Erasmus. Elle a osé quelques mois auparavant interroger sa grand-mère sur l’homme du jardin. Elle n’a su lui dire qu’un nom et un prénom : Günther Hauffe et vaguement une région : la Saxe. Les réseaux sociaux n’existaient pas encore, elle a donc passé des petites annonces dans différents journaux de cette région afin de retrouver Günther Hauffe.

Quelques mois après, alors qu’elle est inscrite en sociologie à Mayence, elle se rend à Brême. Arrivée à la gare, elle prend un taxi pour se rendre à l’adresse qu’on lui a indiquée en banlieue. Devant la porte, elle hésite puis tire sur la chaînette de la clochette. Elle entend des pas sur le gravier, le poussoir qu’on fait glisser dans le verrou. L’homme qui ouvre est grand, il est blond et il a les yeux bleus, elle sait que ce n’est pas Günther, il est trop jeune. Il se présente, Gerhard Hauffe, il est le fils de Günther. Il l’invite à entrer puis lui propose de s’asseoir dans le jardin pour discuter. Il va chercher deux grands verres et une carafe de citronnade.

Ils commencent par échanger des banalités ; elle parle de ses études, lui de son métier, il est psychologue. Enfin, ils en arrivent à leurs familles, à la raison de sa présence ici. Elle peut enfin poser la question qui lui brûle la langue depuis son arrivée, il n’a rien voulu dire dans les échanges de courrier ni au téléphone. Son père, il ne l’a jamais connu ; de France il a été envoyé en Union soviétique, à Stalingrad où il a disparu. Il est heureux que quelqu’un lui parle de son père ; depuis que sa mère est morte, plus personne ne le fait.

Le fils de Günther qui a appris le français à l’école les rejoint. Ils échangent quelques mots. C’est lui qui la raccompagnera à la gare.

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Merci à Frédérique Anne (Oser Écrire) pour son regard bienveillant et constructif.



jeudi 1 août 2019

À la mer…


Dans quelques mois, elle passera le bac. Le professeur d’histoire-géographie a proposé à la classe un voyage dans le Sud-Est. Elles sont plusieurs à avoir des échanges quelque peu houleux avec lui, selon son point de vue à lui juste des féministes et des gauchistes, pas besoin d’ajouter des adjectifs. Pourtant, elles partiront. Il y aura Nîmes, Arles, Aix-en-Provence, Avignon et surtout pour elle il y aura la mer. À la mer, elle n’est jamais allée. Pas vraiment réaliser un rêve, juste l’occasion d’une nouvelle expérience. Sur le globe terrestre dans la chambre qu’elle partage avec ses sœurs, elle a bien des fois fait glisser son doigt pour suivre les voyages des navigateurs et explorateurs ou pour chercher le lieu où se déroule l’intrigue d’un roman qu’elle lit. La mer était un horizon pour son imagination, pas pour son désir.

Aujourd’hui, elle ne sait plus dire où cela s’est passé mais elle se souvient toujours de l’émotion face à la mer, à son immensité, les premières sensations, le sable chaud et doux sous la plante de ses pieds, la première vague qui frôle ses chevilles, laisser couler le sable et l’eau entre ses orteils. Elle a emporté son maillot de bain mais au bain elle a renoncé. Elle n’a pas oublié de mettre l’écran total car elle a la peau très claire et redoute par-dessus tout les coups de soleil. Elle se souvient aussi d’avoir été un peu déçue, l’odeur, il n’y a pas l’odeur iodée à laquelle elle s’attendait, la mer est plate et calme, d’un bleu placide jusqu’à l’horizon ; toutefois, de l’horizon elle ne peut détacher son regard. Parfois, elle se dit qu’elle la connaît mal, la Méditerranée, qu’elle est injuste avec ses côtes et leurs paysages.
 
À la Grande bleue, elle préfère les eaux gris-bleu de la mer du Nord et de la Manche, les eaux bleu-vert et outremer de l’Océan. À la mer calme, elle préfère le mugissement des flots. Quelques années plus tard, elle découvrira ces rivages occidentaux, les vagues à la tête blanche roulant à perte de vue sous le ciel, l'odeur de l'iode, les vagues en mouvement, les ferries qui reviennent des îles anglo-normandes, les bateaux minuscules qui dansent sur les vagues et sur l’horizon, les oiseaux blancs qui déploient leurs grandes ailes, planant, plongeant soudainement vers l’eau et remontant dans l’azur un poisson dans le bec, au-dessus de la plage et des toits des villes, les criaillements des mouettes et des goélands.
Elle garde pourtant un souvenir émerveillé du golfe de Calvi après une nuit d’orage, les bleus et les verts se mêlant en une palette qui n’était pas sans lui rappeler celle de la côte d’Émeraude qu’elle aime tant. À la baignade, elle préfère toujours marcher au bord de l’eau, il y a le moment où à la limite entre plage et vague, entre sable et eau, le sac et le ressac déposent des cailloux lissés par le flux et le reflux, des coquillages nacrés par l’alchimie de l’eau et du vent. Elle déchiffre les dessins de l’écume et ceux laissés par la mer lorsqu’elle se retire, petits ruisseaux où se reflètent les ciels, se faufilent les crabes, se dispersent les coquillages, les algues et les déchets abandonnés par les humains.

 
Elle n’est pas du matin, elle a vu plus de couchers que de levers de soleil, elle prétend même qu’une fois elle a vu le rayon vert. Elle a bien fait quelques promenades en mer mais elle n’a pas le pied marin, elle est comme attachée à la terre. Entre terre et mer, elle peut marcher des heures, remettant ses pas dans ceux du passé ou bien ouvrant des chemins encore inconnus d’elle. Elle s’assied, elle regarde, surtout écoute. Si la mer est pour elle une source d’éblouissements visuels, elle est aussi émerveillements pour l’oreille. Fermer les yeux et ne plus entendre que « la mer, toujours recommencée », ici ou ailleurs, en réalité ou dans l’imaginaire. Une première rencontre en demi-teinte ne laisse pas fatalement préjuger d’un avenir sombre.

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Merci à Frédérique Anne (Oser Écrire) pour son regard bienveillant et constructif.



mercredi 17 juillet 2019

Revenir…




Elle a postulé pour travailler à la Bibliothèque Universitaire Droit-Lettres de Dijon ; ce n’est plus celle qu’elle a connue, compacte et minérale, refermée sur elle-même, celle d’aujourd’hui est vitrée et lumineuse, ouverte sur l’extérieur. C’est à Dijon qu’elle avait commencé ses études et elle avait la nostalgie de ses années de jeunesse. Après le paradis de l’enfance qu’elle avait alors quitté le cœur léger, cette ville avait été celui du devenir adulte, de la liberté et de l’apprendre. Apprendre un métier qu’elle considère depuis toujours comme une vocation et qu’elle a exercé dans différents contextes.
À la rentrée, c’est là qu’elle travaillera. À la fin de l’entretien, on lui a dit qu’elle était retenue pour ce poste. Quarante ans moins quelques poussières après, elle revient sur le campus où elle a étudié, elle sait bien que l’ambiance ne sera plus la même, elle sait bien que celles et ceux qui l’ont accompagnée sur le chemin, dans les attentes et les espérances, dans les peines et les joies, n’y seront pas. Elle pense qu’elle va retrouver les lieux tels qu’ils étaient, elle pense qu’elle va retrouver leur âme, elle a oublié, voulu oublier que les lieux aussi changent.
Alors qu’elle est assise au milieu de la pelouse, sous le même arbre, ce n’est pas un saule, juste un arbre qui pleure, ses feuilles douces et tendres frémissent dans la brise tiède du soir de juin qui tombe. Les notes de la « maison bleue » ondoient dans cette heure où le ciel passe de l’azur à l’indigo, le génie du lieu sans doute… comme dans un rêve, des silhouettes surgissent, ils s’approchent l'un après l'autre, l'une après l'autre, d'aucuns furent ses amants, d'autres ses amis, d'aucunes furent ses maîtresses, d'autres des traîtresses, l’amour reçu, l’amour donné, l’amitié partagée, l’amitié trahie, la vie tout simplement. Elle n’ira pas jusqu’à dire qu’ils lui parlent, chacun se rappelle à elle, elle se souvient de chacun et de quelques moments vécus ensemble.
Le temps s’est écoulé, laissant les plaies se refermer, les cicatrices s'estomper, les souvenirs heureux s’épanouir, les cogitations amères s’atténuer, la mémoire a parfois le don de faire le tri. De beaucoup elle n'avait pas eu de nouvelles, elle en avait revu certains, avec d’autres elle avait eu juste des contact grâce aux moyens nouvellement apparus pour retrouver les traces du passé, dans un premier temps Copains d’abord, plus récemment les comptes Facebook ; parfois elle les a recherchés, d’autres fois, ce fut l’inverse, enfin, il y eût le hasard. Il y a bien longtemps, elle y est revenue ici, en vain, croyant qu’il y reviendrait lui aussi, elle s’y est rendue maintes fois en pensée. Maintenant, elle est là pour se réconcilier avec cette époque. Ce soir, entre chien et loup, elle est plus paisible et sereine, les impressions d’hier s’équilibrent pour devenir à la fois moins lumineuses et moins sombres. Elle sait que son installation dans quelques semaines ne lui ramènera ni sa jeunesse ni son insouciance, elle sait que ce n’est pas un retour en arrière, c’est un aller vers l’avant, vers un à venir à construire, un renouveau, elle prend conscience qu’elle est au bon endroit.

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Merci à Frédérique Anne (Oser Écrire) pour son regard bienveillant et constructif.



mercredi 26 juin 2019

Partir...




Elle s’assied dans le fauteuil en rotin qu’ils avaient acheté au mitan des années 70, c’était après être allés voir Emmanuelle. Le ciel est d’un dégradé gris ardoise, quelques rayons d’un soleil improbable ouvrent une brèche de lumière au-dessus de Paris qui se déploie comme la carte des années passées ici, elle devine l’épingle dessinée par la Tour Eiffel, plus loin encore, La Défense avec ses tours de verre et de métal aux pieds desquelles elle s'est rendue presque chaque jour pendant plus de trente ans, on appelle ça la migration pendulaire.
Sa venue au monde fut comme la traversée d’un tunnel long et obscur. Elle en garde un goût pour les voyages immobiles et solitaires. Adulte, elle est restée cette enfant pour qui partir c’était emboîter le pas des personnages des histoires qu’elle lisait. Elle est une globe-trotteuse de l’esprit, son Wanderlust à elle est littéraire. Les récits, les lieux, les événements et les personnes circulent irrigant son imagination. Elle découvre des époques dans lesquelles elle n’aurait jamais pu voyager physiquement. Des lieux aussi, leurs noms même les plus simples la font rêver et l’emmènent loin du quotidien, dans lesquels elle n’irait jamais de toute façon. Elle suit son itinéraire dans l’imaginaire des autres et dans sa fantaisie à elle.
Elle a toujours haï les voyages et les touristes. Lorsqu’elle en a été une, systématiquement elle s’en est voulu. Pour elle, chaque jour est un départ, chaque franchissement du seuil de l'appartement un partir. Lorsqu’elle sort de chez elle, elle marche en regardant ses pieds au bout desquels se déroule un univers de surprises et de rencontres. Partir pour certains, c’est avec Rimbaud… pour elle, partir, c’est avec Baudelaire. Point les paradis artificiels, elle y a renoncé sans doute parce qu’ils la clouaient au sol avec des pieds de fer plus qu’ils ne l’emportaient vers d’autres horizons. Partir, c’est vers la saudade, c’est le spleen, celui de Paris ou d’ailleurs, n’est-il pas le même partout, c’est le partir du retourner dans le passé ou chez soi, le passé n’est-il pas un chez soi.
Elle pense que si partir il y a, ce devrait être définitif, elle ne parle pas du Grand Partir dont on ne revient pas mais de ne laisser aucune trace. Est-ce que changer d’identité, partir suffirait à effacer l’ombre de son passage, à oublier ceux qui parfois pensent à nous comme en ouvrant un livre une fleur séchée nous rappelle le bord d’un chemin, ceux qui nous ont aimé d’amour ou d’amitié, ceux qui au contraire gardent de nous un souvenir amer et douloureux. Où qu’elle aille, elle aurait emporté avec elle ses bagages, la mémoire était emplie de nostalgie. Elle n’aurait pas su, pas voulu les vider.
Exilée elle l'est déjà, elle le sent au plus profond d'elle-même, dans ce monde et cette époque. Partir, c’est juste quitter quelque part, quelque chose, quelqu’un pour une minute, une heure, des années. Partir pour rompre ou renouer avec quelque chose, partir pour revenir et retrouver l’évidence de la présence première, voir l’avenir avec un regard nouveau. Y-a-t-il d’autres réalités possibles, d’autres partir que celui vers d’où on ne revient pas ?
On sonne à la porte, ils sont là. De sa vie ici, elle n’emportera que le fauteuil… elle aurait pu être une autre femme, avoir une autre vie. Ça n’a plus d’importance, il n’est plus question de savoir ce que la vie aurait pu être. Du chemin qui lui reste à parcourir, elle ne sait rien ou si peu, elle sait cependant une chose, il se fera immobile et solitaire. Alors qu'elle pose son doigt sur le bouton électrique pour fermer le volet de la baie vitrée, un arc-en-ciel se déploie entre Seine et Marne venant parfaire l’alliance du ciel et de la terre, du passé et du présent. Partir pour ne plus revenir.
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Merci à Frédérique Anne (Oser Écrire) pour son regard bienveillant et constructif.