Enfin,
je rentre à la maison. Sept mois que je n’y suis pas revenue. Il
va falloir m’y réadapter, m’y adapter, des semaines, des mois
que j’entends ce verbe, s’adapter, j’en ai assez. Pourtant, je
vais devoir me réhabituer à vivre dans ma propre maison.
Heureusement, elle est de plain-pied, je vais donc y accéder
facilement. Ces dernières semaines, Christine, ma sœur, s’est
occupée de la réaménager pour que je puisse l’habiter à
nouveau.
Elle
a fait remplacer la baignoire par une douche à l’italienne, au mur
on a fixé un siège que je pourrai déplier en cas de besoin. Dans
les couloirs, le long des murs, des mains courantes me permettront de
me déplacer sans béquille dès que ce sera possible. Christine a
mis quelques meubles à la cave afin que je puisse plus facilement
passer entre ceux qui restent. Elle a fait installer une potence
au-dessus de mon lit pour aider à me lever. Elle a tout fait pour
que je m’adapte, pour que je puisse retrouver mon autonomie à mon
retour. Pour l’instant, j’ai vu seulement des photos des
aménagements.
Dans
une demi-heure tout au plus, elle ouvrira le portail avec le boîtier
électronique et nous entrerons dans la cour, je reverrai le jardin
avec ses verts tendres et ses mille et une couleurs, elle l’a
entretenu pendant mon absence. Derrière la maison, le potager où
elle n’a rien semé ni planté, elle a juste fait en sorte que les
herbes qu’on dit mauvaises n’envahissent pas le terrain ;
c’est le mieux qu’elle ait pu faire, la date de mon retour est
restée longtemps incertaine.
C’était
une belle après-midi de septembre. Je faisais une virée en forêt à
moto quand, à un croisement, j’ai été fauchée par un
automobiliste qui roulait à vive allure et n’a pas marqué un
stop. La collision était inévitable. Ma jambe droite a été broyée
par le choc. Ensuite, j’ai perdu connaissance, c’est le trou
noir, je ne me rappelle plus. Je me suis réveillée après trois
semaines de coma. J’avais été amputée la semaine qui suivait
l’accident pour éviter que la gangrène ne se propage. Mes
premiers souvenirs sont rendus flous par les médicaments. J’étais
incapable de manger ou de m’habiller seule. J’avais perdu toute
force. Il a été nécessaire de m’opérer à de nombreuses
reprises et de me greffer de la peau. Je ne me rendais pas vraiment
compte que j’étais amputée. Je pense que je l’ai réalisé
quand les séances de kiné ont commencé.
Il
a fallu attendre la cicatrisation puis, un jour, le médecin m’a
proposé un rendez-vous avec l’orthopédiste pour une prothèse
provisoire. Au début, chacun de mes déplacements étaient
compliqués, il me fallait tout réapprendre et la prothèse me
faisait mal. Je suis restée deux mois à l’hôpital, j’acceptais
mon corps amputé mais pas la prothèse. Plus tard, ce serait au tour
du prothésiste, pour la prothèse définitive, il prendrait des
mesures, ce serait très rapide, quelques secondes avec un appareil
relié à un ordinateur. Il m’a également posé quelques questions
afin d’en fabriquer une qui soit le mieux possible adaptée à mes
besoins quotidiens et à mes activités. Pour une fois, ce n’était
pas moi qui allais m’adapter mais quelque chose qui serait adapté
pour moi.
J’ai
dû faire plusieurs essayages, j’étais déprimée, je pensais que
je n’y arriverais jamais et tout le monde ne faisait que répéter
que j’allais aller mieux, qu’il fallait que je m’adapte à une
nouvelle vie mais que j’étais vivante, qu’il fallait que j’aille
de l’avant, que jamais je ne pourrais revenir en arrière. Petit à
petit, chaque progrès, même minime, m’apportait un peu de
consolation. Je prenais conscience de tout ce que je pourrais faire
de nouveau, avec un peu d’aide, différemment bien sûr, en
m’adaptant, c’est la première fois que ce verbe prononcé en mon
for intérieur me donna quelque espoir. Je pourrais reprendre mon
travail progressivement, qui sais, un jour je pourrais peut-être
remonter sur une moto et renouer avec la sensation de liberté et le
plaisir de découvrir de nouveaux espaces que j’aimais tant. J’ai
peu à peu retrouvé la confiance en moi et appris à accepter le
regard de ma famille et des amis qui me rendaient visite. Après
tout, eux aussi devaient faire des efforts pour s’adapter à mes
changements d’humeur, à mon handicap, à celle que j’étais
devenue.
Je
suis allée un mois dans une maison de repos où j’ai continué la
rééducation. Quand enfin, j’ai reçu ma prothèse, que tout fut
au point et que je vis que tout s’adaptait bien, ce fut à la fois
un moment de joie, j’allais pouvoir marcher, et d’angoisse, je
devrais répéter ces gestes tous les jours, la chausser dès que je
me lève le matin et l’enlever le soir juste avant de me coucher.
Je suis partie huit semaines dans un centre spécialisé pour pouvoir
marcher à nouveau, réapprendre le quotidien, même les gestes les
plus simples.
J’avais
peur mais j’avais besoin d’agir, de me prouver que j’étais
encore capable d’être autonome. Et toujours ce mot, s’adapter.
Il fallait que j’adapte ma façon de marcher et ce furent à
nouveau des réglages lors de séances de rééducation éprouvantes.
Finalement tout s’est passé pour le mieux même si ce ne fut pas
sans peine. Comme la fin de la cicatrisation s’était déroulée
comme il faut, après quelques semaines, on m’annonça que j’allais
pouvoir rentrer chez moi. Il faudrait bien sûr que je poursuive la
rééducation à l’extérieur et j’aurais besoin de quelques
visites chez le prothésiste afin qu’il adapte la prothèse à mon
moignon ; au fur et à mesure du temps et de la reprise de mes
activités, celui-ci va évoluer et je vais retrouver des muscles ce
qui modifiera mes postures et mes appuis.
Sept
mois après l’accident, je rentre chez moi, je vais pouvoir
reprendre une vie presque normale. La grille s’ouvre, nous entrons
dans la cour. Christine m’aide à descendre de la voiture et me
conduit jusqu’à la terrasse ; je m’assieds dans un fauteuil
qu’elle y a installé. Elle s’apprête à retourner à la voiture
pour rapporter mes affaires dans la maison. « Laisse, on fera
ça plus tard, prépare nous plutôt un café que nous boirons ici
avec les petits gâteaux que nous avons pris chez Genet ». Elle
fait le tour pour entrer dans la maison, je regarde le jardin, je
sens l’odeur des roses et des lilas dans l’air doux du printemps.
Oublier l’espace d’un instant qu’il va falloir s’adapter.
Aujourd’hui, je suis heureuse du chemin que j’ai parcouru. Il
m’est encore difficile de faire des projets et c’est avec un peu
d’appréhension que j’attends le moment d’entrer dans ma maison
et le départ de ma sœur, que je suis prête à tout faire pour
qu’ils aient lieu le plus tard possible. Elle revient avec le café
et les gâteaux, elle sourit, je réponds à son sourire et nous nous
installons pour la dégustation.
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Merci
à Frédérique Anne (Oser Écrire) pour son regard bienveillant et
constructif.