mercredi 26 juin 2019

Partir...




Elle s’assied dans le fauteuil en rotin qu’ils avaient acheté au mitan des années 70, c’était après être allés voir Emmanuelle. Le ciel est d’un dégradé gris ardoise, quelques rayons d’un soleil improbable ouvrent une brèche de lumière au-dessus de Paris qui se déploie comme la carte des années passées ici, elle devine l’épingle dessinée par la Tour Eiffel, plus loin encore, La Défense avec ses tours de verre et de métal aux pieds desquelles elle s'est rendue presque chaque jour pendant plus de trente ans, on appelle ça la migration pendulaire.
Sa venue au monde fut comme la traversée d’un tunnel long et obscur. Elle en garde un goût pour les voyages immobiles et solitaires. Adulte, elle est restée cette enfant pour qui partir c’était emboîter le pas des personnages des histoires qu’elle lisait. Elle est une globe-trotteuse de l’esprit, son Wanderlust à elle est littéraire. Les récits, les lieux, les événements et les personnes circulent irrigant son imagination. Elle découvre des époques dans lesquelles elle n’aurait jamais pu voyager physiquement. Des lieux aussi, leurs noms même les plus simples la font rêver et l’emmènent loin du quotidien, dans lesquels elle n’irait jamais de toute façon. Elle suit son itinéraire dans l’imaginaire des autres et dans sa fantaisie à elle.
Elle a toujours haï les voyages et les touristes. Lorsqu’elle en a été une, systématiquement elle s’en est voulu. Pour elle, chaque jour est un départ, chaque franchissement du seuil de l'appartement un partir. Lorsqu’elle sort de chez elle, elle marche en regardant ses pieds au bout desquels se déroule un univers de surprises et de rencontres. Partir pour certains, c’est avec Rimbaud… pour elle, partir, c’est avec Baudelaire. Point les paradis artificiels, elle y a renoncé sans doute parce qu’ils la clouaient au sol avec des pieds de fer plus qu’ils ne l’emportaient vers d’autres horizons. Partir, c’est vers la saudade, c’est le spleen, celui de Paris ou d’ailleurs, n’est-il pas le même partout, c’est le partir du retourner dans le passé ou chez soi, le passé n’est-il pas un chez soi.
Elle pense que si partir il y a, ce devrait être définitif, elle ne parle pas du Grand Partir dont on ne revient pas mais de ne laisser aucune trace. Est-ce que changer d’identité, partir suffirait à effacer l’ombre de son passage, à oublier ceux qui parfois pensent à nous comme en ouvrant un livre une fleur séchée nous rappelle le bord d’un chemin, ceux qui nous ont aimé d’amour ou d’amitié, ceux qui au contraire gardent de nous un souvenir amer et douloureux. Où qu’elle aille, elle aurait emporté avec elle ses bagages, la mémoire était emplie de nostalgie. Elle n’aurait pas su, pas voulu les vider.
Exilée elle l'est déjà, elle le sent au plus profond d'elle-même, dans ce monde et cette époque. Partir, c’est juste quitter quelque part, quelque chose, quelqu’un pour une minute, une heure, des années. Partir pour rompre ou renouer avec quelque chose, partir pour revenir et retrouver l’évidence de la présence première, voir l’avenir avec un regard nouveau. Y-a-t-il d’autres réalités possibles, d’autres partir que celui vers d’où on ne revient pas ?
On sonne à la porte, ils sont là. De sa vie ici, elle n’emportera que le fauteuil… elle aurait pu être une autre femme, avoir une autre vie. Ça n’a plus d’importance, il n’est plus question de savoir ce que la vie aurait pu être. Du chemin qui lui reste à parcourir, elle ne sait rien ou si peu, elle sait cependant une chose, il se fera immobile et solitaire. Alors qu'elle pose son doigt sur le bouton électrique pour fermer le volet de la baie vitrée, un arc-en-ciel se déploie entre Seine et Marne venant parfaire l’alliance du ciel et de la terre, du passé et du présent. Partir pour ne plus revenir.
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Merci à Frédérique Anne (Oser Écrire) pour son regard bienveillant et constructif.



2 commentaires:

  1. L'affiche du film a fait beaucoup pour le développement des ventes de ce fauteuil cinéphilique (un "must" sur les Champs-Élysées dans une salle à lui seul, et à son occupante, dévolu) :-)

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  2. Tu as fait un sacré chemin en écriture ; et tu sais quelles exigences sont les miennes. Vraiment chapeau bas !

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