lundi 6 avril 2020

Silence : Ronde d’avril avec Giovanni Merloni


Aujourd'hui, la ronde, s’enroule et se déroule sur le thème « Silence ».
Le principe, aussi simple que la danse enfantine : le premier écrit chez le deuxième, qui écrit chez le troisième, et ainsi de suite.
Ce mois-ci, j'ai le plaisir de recevoir Giovanni Merloni qui est l’auteur du blog : « Le portrait inconscient ».
Quant à Hélène Verdier, elle accueille mon texte sur le sien : Simultanées.

--------------------


LA CURE DU SILENCE

« Quand Isabelle dort plus rien ne bouge »
Jacques Brel

Pendant ces jours qui vont devenir des mois, nous nous découvrons tous plongés dans la même pensée (qui n’est pourtant pas une "pensée unique”) formant en chacun de nous un épais nuage de silence.

C’est d’abord le silence de tout ce qu’on ne doit même pas murmurer, puis le silence des mots qui ne seraient pas nécessaires ni opportuns, enfin le silence qui ne brise pas le silence qui règne au-dehors de nous par une voix déplacée, par un accent exagéré, par une gaffe, soit-elle insignifiante même.

Notre silence, tout comme le silence au-dehors, ce n’est pas le résultat d’un vent destructeur mais, au contraire, la prouve vivante de notre capacité, individuelle et collective, de résister respectueusement à la peur... qui, à son tour, est en train peut-être d’apprendre à s’exprimer silencieusement, essayant de ne pas faire du bruit quand elle doit sortir de son redoutable silence ou lorsqu’elle comprend que l’heure est venue d’y rentrer vite.

Le silence devient ainsi la ressource extrême où les humains vont puiser pour être en mesure de supporter le chagrin que déchaîne le silence de ceux et celles, autour de nous, qui disparaissent à jamais, ajoutant leur silhouette invisible aux sombres statistiques du silence. 
Chacun de nous a donc besoin d’une provision supplémentaire de silence, voire d’un endroit silencieux et secret, installé à mi-chemin entre le cœur et l’esprit, pour y héberger la douleur pour ces frères humains qui meurent à notre place, s’écroulant un à un, qui sait où, dans une silencieuse bataille qu’il ont dû se résoudre à combattre du jour au lendemain, sans transition, pour avoir offert un seul baiser, pour avoir serré une seule main ou alors pour avoir aidé, un jour, un autre être humain à se lever et marcher.

Tout cela ne jaillit pourtant pas, dit-on, de l’invention de quelques esprits malades. Pendant que coulent physiquement autour de nous des jours étranges, pourtant foudroyés par une inattendue beauté printanière, l’ancien vacarme de la ville essaie de se faire oublier ou bien s’approche timidement de notre fenêtre, sur la pointe des pieds, pour ne pas déranger le silence éphémère  de notre prison large ou étroite.  

Demeurer en silence c’est finalement le moindre mal, un seuil invisible que nous apprenons à ne pas franchir, pour sauver nous-mêmes ainsi que les autres, évitant de les traîner dans le gouffre, rien que par un seul geste d’amour.

Cependant il reste debout, ineffaçable en chacun de nous, le désir de revivre le plus tôt possible ce geste, avant d’arpenter un à un les lieux où le pas des autres ne nous faisait pas peur, où leur voix nous attirait par sa chaleur unique et sa prodigieuse essence vitale.

D’ailleurs, nous ne pouvons pas nous empêcher de rêver, en dépit des bornes physiques et mentales de notre enfermement. Par exemple — en cachette, dans un cagibi de l’esprit que j’ai bâti tout seul avec les armes patientes du silence —, je me vois confortablement assis dans une voiture à pédale où des hommes très adroits ont appliqué, à la place des roues, des skis de bois parfaitement lisses et silencieux. 
En cette hypothèse, aussi hasardeuse qu’hantée de clairvoyance, le moindre bruit serait préjudiciable au succès ainsi qu’à la première timide démarche de mon entreprise farfelue.
Et voilà que dans mon cagibi, sans faire de bruit, un vent gelé s’est faufilé, tandis que le grand hublot bleu, lui aussi en silence, demeure scandaleusement ouvert sur le vide.
De là-haut, nous pourrions glisser, mon traîneau et moi, avec la certitude de tomber sur un boulevard parfaitement blanc, lisse comme s’il y avait une épaisse pellicule de neige et bien sûr silencieux. 
Si le blanc est la synthèse de toutes les couleurs, le silence est la grande couche où tous les bruits de la terre s’estompent... cela revient à une intime évidence :
« Le blanc est la couleur même du silence ! »

En sortant par le grand hublot bleu de mon cagibi, je vais sans doute découvrir qu’il n’y a aucune solution de continuité entre mon silence intérieur, le silence de la ville et le silence du monde. 
En un éclair, une fois rattrapées les portes les plus éloignées de Paris, je vais découvrir aussi qu’au-dehors d’elles on respire le même silence.
Un silence qui parle.
Un silence qui retient le souffle.
Un silence désespéré et indomptable à la fois.

Un silence qui m’exhorte pourtant à être sage, à ne pas commettre le sacrilège si longuement échafaudé de rendre visite un à un à tous les endroits que je connais autour de moi, en m’approchant des portes où d’autres personnes — connues, inconnues, peu importe — savourent le même silence que moi... et frapper, même de façon imperceptible, par un toc toc que n’importe quelle autorité jugerait en dessous du seuil de silence autorisé. 
Cela déclencherait inévitablement un vacarme endiablé qui tout de suite après se propagerait comme une maudite inexorable contagion.

Et l’on perdrait toutes les vertus du silence. 
Donc, en attendant que tout le monde se réveille guéri, je renonce au privilège de cette petite pièce luxuriante et décide, en me taisant, de faire tout ce que je peux pour que cette immense, invisible étendue de maisons et de rues, de terrains vagues et de champs demeure paisiblement effondrée dans le silence. 

Parce que personne n’a jamais su aussi bien écrire que se taire. Parce que celui qui se tait donne, par le silence, son accord à la cure du silence. Parce que le silence est d’or.

« Sinon, j’ai toujours su que tout ce qu’on peut "éviter" — en faisant recours à notre esprit de conservation ainsi qu’à la force de notre amour pour les autres frères humains — va rendre sans doute moins "inexorable" toute vague destructrice et meurtrière dont la science et l’intelligence des hommes généreux est toujours en condition de connaître et maîtriser la portée. »   

Giovanni Merloni

--------------------


LA CURA DEL SILENZIO

« Quand Isabelle dort plus rien ne bouge »
Jacques Brel

In questi giorni che diventano mesi ci troviamo tutti a pensare, credo, le stesse cose. O la stessa cosa, che forma una spessa e quasi tangibile nuvoletta di silenzio dentro ognuno di noi.
Il silenzio di tutte le cose che non si debbono dire, che secondo noi non è bene dire, innanzitutto per non rompere il silenzio che è fuori di noi con una voce stonata, con un accento sbagliato, con una anche piccolissima gaffe.
Il nostro silenzio, come quello di fuori, non è il risultato di un vento devastatore ma, al contrario, la prova della nostra capacità individuale e collettiva di resistere rispettosamente alla Paura... che, a sua volta, sta forse imparando a esprimersi silenziosamente, facendo attenzione a non fare rumore quando deve per forza uscire dal proprio terribile silenzio o quando capisce che è venuta l'ora di rientrarvi in fretta.

Il silenzio si rivela così  l'estrema risorsa a cui possono attingere gli umani per poter sopportare il dolore provocato dal silenzio di coloro che intorno a noi, chissà dove, spariscono per sempre, andando ad aggiungersi alle cupe statistiche del silenzio.

Ognuno di noi ha dunque bisogno di una provvista supplementare di silenzio, ovvero di un luogo silenzioso e segreto, situato a metà strada tra la mente e il cuore, dove ospitare il dolore per la scomparsa di coloro che ci lasciano per morire al posto nostro, cadendo uno a uno, chissà dove, in una silenziosa battaglia che si son trovati a dover combattere dall'oggi al domani, senza transizione, per aver dato un solo bacio, per aver stretto una sola mano o per aver aiutato, un giorno, un altro essere umano ad alzarsi e camminare.

In questi giorni strani che non scaturiscono, purtroppo, dall'invenzione di qualche mente malata ma scorrono fisicamente intorno a noi con una loro inattesa bellezza primaverile, l'antico rumore della città cerca di farsi dimenticare o si affaccia timidamente, sulla punta dei piedi, per non disturbare il precario silenzio della nostra piccola o grande prigione.  

Il nostro stare in silenzio è dunque il male minore, una soglia invisibile, che ci stiamo abituando a non varcare, per salvare noi stessi e tutti gli altri esseri umani possibili e immaginabili che noi stessi potremmo trascinare nel baratro, magari per un solo gesto d'amore.

Ma resta vivo, insopprimibile in ognuno di noi il desiderio di rivivere al più presto quel gesto e di ripercorrere uno a uno i luoghi dove il passo degli altri non ci faceva paura, dove le voci ci attiravano con tutto il loro calore e le loro essenze vitali.

Non possiamo impedirci di sognare, pur nei limiti fisici e mentali del nostro "enfermement".. Per esempio, a me piace, in segreto, in un cagibi della mente che mi sono da solo costruito con le pazienti armi del silenzio, immaginarmi seduto su una antica carrozza dove, al posto delle ruote, qualcuno che lo sa fare ha applicato una slitta perfettamente levigata e silenziosa. 
In questa mia azzardata e forse antiquata ipotesi, ogni rumore potrebbe pregiudicare l'esito o anche la sola messa in pratica della mia stramba iniziativa.
Dunque nel cagibi è entrato, in silenzio, un vento gelato e una porta si è aperta silenziosamente sul vuoto.
Da lì potremmo scivolare, io e la mia slitta silenziosa, certi di trovare il boulevard perfettamente innevato e silenzioso. Il bianco è la sintesi di tutti i colori come il silenzio è la grande coltre dove sono assorbiti tutti i rumori della terra (direi perfino che « il bianco è il colore del silenzio »).
Partendo, scoprirei che non c'è nessuna soluzione di continuità tra il mio silenzio interiore, il silenzio della città e il silenzio del mondo. 
In un baleno raggiungerei le porte estreme di Parigi e scoprirei che anche fuori di esse si respira lo stesso identico silenzio.
Ma sarebbe per me un sacrilegio, ritrovare uno a uno tutti i luoghi che conosco intorno a me, avvicinarmi alle porte di tutte le persone che come me stanno bene o male assaporando il mio stesso silenzio e bussare, anche impercettibilmente, con un toc toc che qualsiasi autorità considererebbe al di sotto della soglia di silenzio consentito. Provocherei un baccano che subito si propagherebbe come un maledetto contagio.
E si perderebbero tutte le virtù del silenzio. Dunque io rinuncio al privilegio di questa stanzetta segreta come al più scandaloso dei lussi e, tacendo, decido di fare la mia parte in questa immensa invisibile distesa di case e strade sprofondate nel silenzio.
Perché un bel tacer non fu mai scritto. Perché chi tace acconsente fieramente e orgogliosamente alla cura del silenzio. Perché il silenzio è d'oro.

Giovanni Merloni

--------------------

Entrent dans cette ronde du silence…
Giovanni Merloni qui viens chez moi ;
ensuite, je vais chez Hélène Verdier : Simultanées ;
Hélène chez Noël Bernard : Talipo;
Noël chez Franck : À l'envi ;
Franck et Céline Gouël chez Dominique Autrou : La distance au personnage ;
Dominique chez Jacques : La vie de Joseph Frisch ;
enfin, Jacques attrape la main de Giovanni Merloni : « Le portrait inconscient » ; etc.




mardi 15 octobre 2019

Épreuve(s) : Ronde d’octobre 2019 avec Dominique Hasselmann


Aujourd'hui, la ronde, s’enroule et se déroule sur le thème « Épreuve(s) ».
Le principe, aussi simple que la danse enfantine : le premier écrit chez le deuxième, qui écrit chez le troisième, et ainsi de suite.
Ce mois-ci, j'ai le plaisir de recevoir Dominique Hasselmann qui est l’auteur du blog : « Métronomiques ».
Quant à Giovanni Merloni, il accueille mon texte sur le sien : « Le portrait inconscient ».

Merci à tous les deux, à tous ceux qui font la ronde et à leurs lecteurs.

--------------------

Épreuve de philosophie
(4 heures)
Sujet : Épreuve(s).


Mon grand-père paternel avait été un combattant de Verdun. Tout petits, nous l’écoutions raconter ses jours passés dans les tranchées, la boue, la pluie, le froid, la sensation qu’il était impossible « d’en revenir ». Il avait connu « l’épreuve du feu ». Ce déluge de shrapnels, ces bombardements incessants, le sifflement des balles de fusils et de mitrailleuses des soldats d’en face, « les Boches » : la symphonie pour un massacre était restée gravée dans sa mémoire.
Dans le grenier de la maison qu’il habitait, une fois en retraite, à Vesoul (Haute-Saône), nous avions trouvé un jour, mon frère et moi, deux casques et deux masques à gaz qu’il avait rapportés de la guerre. Une fois coiffés et équipés (drôle d’odeur à l’intérieur des appareils pour respirer), nous descendîmes un jour pour lui faire la surprise… Scandale !

Brillamment décrite par Henri Barbusse dans Le Feu, publié en 1916 par Flammarion et qui remporta le prix Goncourt la même année, cette épreuve consume. Il est curieux de noter qu’un précédent livre de l’écrivain communiste, admirateur de Staline, portait pour titre L’Enfer (1908), sorte de prémonition de ce qu’il allait rencontrer lui-même en s’engageant dès le mois de décembre 1914, à l’âge de 41 ans, dans l’armée regroupée au front (231ème régiment d’infanterie), où il restera jusqu’en 1916.
Il faut alors réussir l’épreuve du feu – demeurer vivant – en esquivant la mitraille, en espérant que celle-ci ne vous a pas défini précisément comme cible, en vous abritant sous les rondins et derrière le parapet de la tranchée. Vos camarades sont forcément les prochaines victimes, pas vous.

C’est là que le feu brûle comme la glace et par intermittences non prévisibles : au passage de la Bérézina certains en gardaient un souvenir cuisant. Verdun était devenu une forge fantastique où Pétain n’était pas Vulcain mais celui qui fit fusiller « pour l’exemple » les mutins refusant d’aller à l’abattoir : le film de Stanley Kubrick, Les Sentiers de la gloire (1957), a reconstitué avec force cet épisode historique longtemps passé sous silence.
De nos jours, l’épreuve du feu est laissée aux pompiers. Ils ont pu la rencontrer récemment, sur une grande ampleur, avec l’incendie de l’usine Lubrizol, classée Seveso, à Rouen. « L’incident » n’a produit qu’un nuage de 22 km de long, dénué de toute « toxicité aiguë » (les cultures maraîchères et les élevages en plein air ont été néanmoins interdits dans quelques départements…), après que les flammes ont éclairé les lieux durant toute une nuit.

Pouvait-on, finalement, affronter l’épreuve du feu en se préparant au face-à-face grâce à un peu de pédagogie ? Les militaires professionnels en faisaient leur approche capitale, les pompiers leur exercice permanent. Pour sa part, au sein de l’éducation nationale, le corps enseignant ressentait de plus en plus les stigmates des grands brûlés. On se rappelait de la formule chantée par les élèves juste avant « les grandes vacances » (identique au titre d’un livre de Roland Dorgelès) : « Les cahiers au feu, les profs au milieu ! ».

(Paris, rue de Lancry, 10e, 19 septembre.)

texte et photo : Dominique Hasselmann

--------------------

En ce 15 octobre de l’an de grâce 2019, entrent dans la ronde des « Épreuve(s) »…
Dominique Hasselmann que j’accueille aujourd’hui. Cette fois-ci, je me rends chez Giovanni Merloni : Le portrait inconscient ; quant à lui il va chez Franck : A l’envi, puis Franck chez Marie-Christine Grimard : Promenades en ailleurs, Marie-Christine chez Jacques d'A. : La vie de Joseph Frisch, Jacques chez Dominique Autrou : La distance au personnage qui donne la main au premier Dominique : Métronomiques, etc.



jeudi 3 octobre 2019

Parce que tout ça...



Suis issue de deux lignées de fermiers, pas généraux, de ceux à qui confier un fermage, le soin de cultiver la terre d’un propriétaire, des paysans quoi. L'arrière-grand-père mort de la septicémie, l'arrière-grand-mère qui prend les rênes de la famille. La grand-mère orpheline. Dans l'autre branche de la famille, la grand-mère qui perd un enfant en bas âge, qui ira accoucher de sa dernière fille sous les bombardements ennemis pendant que la plus âgée, sera ma marraine, accouche loin de la maison. Pour une fête patronale, son cousin venu chercher ma mère. Demande faite à la cousine pour la rencontrer. N’était pas mon père celui faisant la demande. Apprendrons cela des années plus tard. Ne saurons pas qui il était. Se sont rencontrés. Se sont aimés. Fiançailles. Mariage le 17 octobre 1964. Printemps 1965, ai été conçue. Engendrée. Ne voulait pas venir au monde. Venue au monde comme un tunnel long et obscur. Ai été tirée hors du ventre maternel à l’aide de forceps. Suis née. Avais la tête en forme d’œuf. Consignée dans le registre des naissances. Prénommée Marie-Noëlle. Avait jusqu’à Noël. Suis née le 12 décembre. Sera donc Marie-Noëlle. Pour les deux ailes et le tréma, mon père ne savait pas bien, a dit de tout mettre. Toute l’attention maternelle sur moi. Craignait des séquelles après cette violence doublée et partagée. Suis l’aînée. N’a pas voulu retourner à la maternité. Pour les sœurs et le frère a accouché à la maison. A veillé. A été soulagée et rassurée aux premiers pas, aux premiers mots. Ai grandi. Ai dénoyauté des cerises pour ma petite sœur. Ai entendu qu’il fallait donner l’exemple.

Pense avoir eu une enfance heureuse. Pourtant rupture à l’âge de raison. Blessure inavouable, secret enfoui. Du fond du puits de l'enfance, remonte parfois une fissure dans le temps et dans l'espace. Ai grandi en Bourgogne, dans une cité minière. Ai appris à écrire. Ai appris à lire. Premier livre lu, Panache l’écureuil. Ai lu les Fantômette de la bibliothèque du fond de ma classe de CM1. Ai lu Les Jolivet et les treize coups de minuit sur la plus haute marche de l’escalier qui menait au grenier, chez mes grands-parents. Ai lu Le meilleur des mondes assise à même le carrelage de la salle à manger. Ai lu L’insoutenable légèreté de l’être à la cafèt’ du CROUS à Dijon. Ai lu les quatre premiers tomes de La Saga des émigrants dans les Vosges. Ai appris l’orthographe. Ai appris la grammaire. N’ai pas été dégoûtée de la poésie par l’exercice de récitation. Suis plus spleen de Baudelaire que bohème de Rimbaud, plus hasard objectif de Breton que route de Kerouac, plus discours amoureux de Barthes que nouveau roman de Robbe-Grillet. Suis plus Madame de La Fayette, Colette, Sarraute, Duras, Sagan que tous ces auteurs. N’achète pas mes livres sur Amazone. Vais dans les librairies, les vraies, et les bibliothèques. Suis allée voir un film à l’Olympia avec ma classe. Ne me souviens pas du titre. Me souviens que dans la rivière les enfants trouvaient un vieux pneu qu’ils prenaient pour un serpent. Ai toujours été effrayée par les serpents, les couleuvres, même les orvets. Pas par les araignées ni par les insectes hormis ceux qui piquent. Redoutent les piqûres, les allergies, celles des orties aussi. Aime le cinéma en noir et blanc. Peux regarder des classiques plusieurs fois sans me lasser. Ai du mal avec le cinéma d’aujourd’hui. Suis timide et renfermée. Fais le clown pour donner le change. Renfermée sur moi-même. Apparurent les angoisses. Apparurent les insomnies. Disaient de moi que manquais de maturité. Adolescence houleuse psychologiquement. Tranquille scolairement. Résultats étaient là. Au lycée plus question de maturité.

Ai d’abord appris un métier. Suis partie à la fac. Ai découvert la liberté loin de la famille. Ai tenté des expériences. Ai commencé à travailler. Ai repris des études en travaillant. Une licence pour l’évolution de la carrière. N’ai jamais vraiment su le sens du mot carrière. Une maîtrise pour le plaisir. Ai réussi. Arrêté là. Aurais aimé continuer, mais épuisement. Ai exploré différents aspects du métier. Sont venues avec les lunettes, les ridules au coin des yeux. En explorera peut-être d’autres avant la retraite. S’en éloigne la date chaque année. Bois du bon thé, de la bonne bière, du bon vin. Mange de bonnes choses, apprécie particulièrement les plats traditionnels. Avec l’âge, ne supporte plus les excès. Devenue raisonnable. Aime que les boissons et les plats soient bien chauds même si c'est pour les laisser refroidir ensuite. Bois et mange tiède. Trop chaud ou trop froid, trouve que l'on ne perçoit pas bien le goût. Ne mâche pas de chewing-gum, me donne mal au ventre. Ne mange pas de caramel, le souvenir d’une mauvaise expérience. Aime les saisons intermédiaires, la douceur et la tendresse des couleurs du printemps, les teintes empreintes de mélancolie de l'automne. L'hiver aussi quand la neige recouvre la saleté de la ville, pas la lumière crue de l'été. Aime l’odeur qui monte de la terre après les premières gouttes de pluie. Ai parcouru des chemins en forêt. Ai marché au bord de la mer. Me suis baladée dans la campagne. Ai marché sur les bords de Seine. Ai sillonné les rues de Paris et d’ailleurs. Ai visité des jardins. Ai visité des musées. Ai visité des églises. Ai essayé. Ai échoué. Ai essayé encore. Ai échoué encore. Ai échoué mieux. Ai puisé. Ai étayé. Ai construit. Ai vécu. Suis entrée plusieurs fois dans des sex-shops, toujours accompagnée d’un homme. Suis allée voir un film porno dans une salle obscure, accompagnée d'un ami gay, en ce temps-là on disait homosexuel. Me suis parfois demandé si j'étais une « fille à pédés ». Jamais ne me suis demandé si j'étais celle de mon père. Ai pourtant eu ma période roman familial après la lecture de Sans famille. Ai baisé sans amour. Me suis amourachée souvent. Ai été amoureuse rarement. M’arrive d’avoir du désir pour une femme qui marche devant moi dans la rue. Ai connu des chagrins d’amour. Ai été quitté. Ai quitté. N’aurai pas d’enfant. Ai eu un seul animal de compagnie, une chatte européenne noire. Ai conduit mes parents à l’Éhpad. Ai installé mes parents à l’Éhpad. Ai visité mes parents à l’Éhpad. Juste en face un vieux bâtiment, délabré, abandonné, un certain charme, suis née là. Ai dénoyauté des cerises pour ma mère. Ai pleuré les morts. Ai fait le deuil. Déteste quand le temps ne passe pas. Déteste quand il passe trop vite. Avance avec la mémoire. Avance avec les souvenirs. Avance avec la nostalgie. Ai été rebelle intérieurement, intellectuellement. Pas dans les actes. Ai appris à me connaître mieux au fil du temps. Ai compris tardivement que la solitude était mon chemin. Sais maintenant que si tout n’est pas sérénité, possible de la frôler, plus que la frôler parfois. Disparurent les insomnies. Ne comprend pas vraiment les règles du jeu. Ai fait. Ai vu. Ai lu. Suis venue. Ai vu. N’ai pas vaincu. Suis devenue ce que suis parce que tout ça. N’ai pas perdu toutes mes illusions. N’ai ni regrets ni remords. N’en suis pas sûre. Garde espoir en l’avenir.

----------------------
Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'été 2019 : « Pousser la langue, proposition 7 | introspection sous verbe » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.







jeudi 26 septembre 2019

Rentrer à la maison…


Enfin, je rentre à la maison. Sept mois que je n’y suis pas revenue. Il va falloir m’y réadapter, m’y adapter, des semaines, des mois que j’entends ce verbe, s’adapter, j’en ai assez. Pourtant, je vais devoir me réhabituer à vivre dans ma propre maison. Heureusement, elle est de plain-pied, je vais donc y accéder facilement. Ces dernières semaines, Christine, ma sœur, s’est occupée de la réaménager pour que je puisse l’habiter à nouveau.
Elle a fait remplacer la baignoire par une douche à l’italienne, au mur on a fixé un siège que je pourrai déplier en cas de besoin. Dans les couloirs, le long des murs, des mains courantes me permettront de me déplacer sans béquille dès que ce sera possible. Christine a mis quelques meubles à la cave afin que je puisse plus facilement passer entre ceux qui restent. Elle a fait installer une potence au-dessus de mon lit pour aider à me lever. Elle a tout fait pour que je m’adapte, pour que je puisse retrouver mon autonomie à mon retour. Pour l’instant, j’ai vu seulement des photos des aménagements.
Dans une demi-heure tout au plus, elle ouvrira le portail avec le boîtier électronique et nous entrerons dans la cour, je reverrai le jardin avec ses verts tendres et ses mille et une couleurs, elle l’a entretenu pendant mon absence. Derrière la maison, le potager où elle n’a rien semé ni planté, elle a juste fait en sorte que les herbes qu’on dit mauvaises n’envahissent pas le terrain ; c’est le mieux qu’elle ait pu faire, la date de mon retour est restée longtemps incertaine.

C’était une belle après-midi de septembre. Je faisais une virée en forêt à moto quand, à un croisement, j’ai été fauchée par un automobiliste qui roulait à vive allure et n’a pas marqué un stop. La collision était inévitable. Ma jambe droite a été broyée par le choc. Ensuite, j’ai perdu connaissance, c’est le trou noir, je ne me rappelle plus. Je me suis réveillée après trois semaines de coma. J’avais été amputée la semaine qui suivait l’accident pour éviter que la gangrène ne se propage. Mes premiers souvenirs sont rendus flous par les médicaments. J’étais incapable de manger ou de m’habiller seule. J’avais perdu toute force. Il a été nécessaire de m’opérer à de nombreuses reprises et de me greffer de la peau. Je ne me rendais pas vraiment compte que j’étais amputée. Je pense que je l’ai réalisé quand les séances de kiné ont commencé.
Il a fallu attendre la cicatrisation puis, un jour, le médecin m’a proposé un rendez-vous avec l’orthopédiste pour une prothèse provisoire. Au début, chacun de mes déplacements étaient compliqués, il me fallait tout réapprendre et la prothèse me faisait mal. Je suis restée deux mois à l’hôpital, j’acceptais mon corps amputé mais pas la prothèse. Plus tard, ce serait au tour du prothésiste, pour la prothèse définitive, il prendrait des mesures, ce serait très rapide, quelques secondes avec un appareil relié à un ordinateur. Il m’a également posé quelques questions afin d’en fabriquer une qui soit le mieux possible adaptée à mes besoins quotidiens et à mes activités. Pour une fois, ce n’était pas moi qui allais m’adapter mais quelque chose qui serait adapté pour moi.
J’ai dû faire plusieurs essayages, j’étais déprimée, je pensais que je n’y arriverais jamais et tout le monde ne faisait que répéter que j’allais aller mieux, qu’il fallait que je m’adapte à une nouvelle vie mais que j’étais vivante, qu’il fallait que j’aille de l’avant, que jamais je ne pourrais revenir en arrière. Petit à petit, chaque progrès, même minime, m’apportait un peu de consolation. Je prenais conscience de tout ce que je pourrais faire de nouveau, avec un peu d’aide, différemment bien sûr, en m’adaptant, c’est la première fois que ce verbe prononcé en mon for intérieur me donna quelque espoir. Je pourrais reprendre mon travail progressivement, qui sais, un jour je pourrais peut-être remonter sur une moto et renouer avec la sensation de liberté et le plaisir de découvrir de nouveaux espaces que j’aimais tant. J’ai peu à peu retrouvé la confiance en moi et appris à accepter le regard de ma famille et des amis qui me rendaient visite. Après tout, eux aussi devaient faire des efforts pour s’adapter à mes changements d’humeur, à mon handicap, à celle que j’étais devenue.
Je suis allée un mois dans une maison de repos où j’ai continué la rééducation. Quand enfin, j’ai reçu ma prothèse, que tout fut au point et que je vis que tout s’adaptait bien, ce fut à la fois un moment de joie, j’allais pouvoir marcher, et d’angoisse, je devrais répéter ces gestes tous les jours, la chausser dès que je me lève le matin et l’enlever le soir juste avant de me coucher. Je suis partie huit semaines dans un centre spécialisé pour pouvoir marcher à nouveau, réapprendre le quotidien, même les gestes les plus simples.
J’avais peur mais j’avais besoin d’agir, de me prouver que j’étais encore capable d’être autonome. Et toujours ce mot, s’adapter. Il fallait que j’adapte ma façon de marcher et ce furent à nouveau des réglages lors de séances de rééducation éprouvantes. Finalement tout s’est passé pour le mieux même si ce ne fut pas sans peine. Comme la fin de la cicatrisation s’était déroulée comme il faut, après quelques semaines, on m’annonça que j’allais pouvoir rentrer chez moi. Il faudrait bien sûr que je poursuive la rééducation à l’extérieur et j’aurais besoin de quelques visites chez le prothésiste afin qu’il adapte la prothèse à mon moignon ; au fur et à mesure du temps et de la reprise de mes activités, celui-ci va évoluer et je vais retrouver des muscles ce qui modifiera mes postures et mes appuis.

Sept mois après l’accident, je rentre chez moi, je vais pouvoir reprendre une vie presque normale. La grille s’ouvre, nous entrons dans la cour. Christine m’aide à descendre de la voiture et me conduit jusqu’à la terrasse ; je m’assieds dans un fauteuil qu’elle y a installé. Elle s’apprête à retourner à la voiture pour rapporter mes affaires dans la maison. « Laisse, on fera ça plus tard, prépare nous plutôt un café que nous boirons ici avec les petits gâteaux que nous avons pris chez Genet ». Elle fait le tour pour entrer dans la maison, je regarde le jardin, je sens l’odeur des roses et des lilas dans l’air doux du printemps. Oublier l’espace d’un instant qu’il va falloir s’adapter. Aujourd’hui, je suis heureuse du chemin que j’ai parcouru. Il m’est encore difficile de faire des projets et c’est avec un peu d’appréhension que j’attends le moment d’entrer dans ma maison et le départ de ma sœur, que je suis prête à tout faire pour qu’ils aient lieu le plus tard possible. Elle revient avec le café et les gâteaux, elle sourit, je réponds à son sourire et nous nous installons pour la dégustation.

-----------------

Merci à Frédérique Anne (Oser Écrire) pour son regard bienveillant et constructif.


jeudi 19 septembre 2019

Orme au(x) chat(s)


Orme au chat c’est le nom de l’arrêt de bus Orme aux chats c’est le nom de l’impasse il y eut un orme et des chats il y eut un arrêt de bus et un seul chat il reste l'orme dans l'impasse pas de chats pas de chat pendant dix-sept ans il y eut Cachou une chatte de compagnie européen noir longtemps elle fut malade elle est là allongée elle part elle ne fut pas remplacée c’était compliqué de partir la mère est tombée malade il fallait partir c’était compliqué de trouver quelqu’un pour s’occuper présence là-bas absence ici absence là-bas présence ici apprendre l’absence apprendre le deuil apprendre la solitude longtemps elle fut malade elle est là allongée elle part ils disaient « il faut couper le cordon ombilical » la faux a terminé le travail laissé inachevé par le bistouri on n’apprend pas l’absence on n’apprend pas le deuil à chaque fois un processus unique on dit faire le deuil chaque fois c’est différent chaque fois c'est un nouveau chemin vers une vie nouvelle sans avec vers la vie la vie qui vient la vie qui part

----------------------
Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'été 2019 : « Pousser la langue, proposition 5 | poterne Jacques Roubaud » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.

jeudi 12 septembre 2019

Elle, fenêtres…


Quand nous ne retrouvions pas quelque chose, le père disait, en regardant par la fenêtre, « je l’ai vu passer au bout de la rue, sur l’avenue de la Marne ». C’était toujours la même blague, une des blagues habituelles de papa. Dans la nuit, elle regarde en bas, la statue sans charme faiblement éclairée par une boule qui émet une lumière morne. Derrière elle, il dort, son souffle, le souffle régulier de celui qui dort sans difficulté. Elle sait que demain elle doit partir. La fin d’une histoire d’amour. Sait-on jamais ce qui est définitif ? Le vis à vis n’est pas très proche, les soirs d’hiver, quand les lampes s’allument dans les appartements, seule à la fenêtre du salon, elle regarde, la radio ou la musique diffusées en toile de fond, elle imagine des histoires, une paire de ciseaux pendus à un crochet dans une cuisine la ramène des années en arrière, quand elle a vu Fenêtre sur cour pour la première fois, qu’elle en a admiré l’atmosphère, « J’ai besoin de changer d’atmosphère, et mon atmosphère, c’est toi », et la construction, une femme occupée à préparer le repas familial tout en faisant des allers-retours pour vérifier que les enfants ont bien terminé leurs devoirs avant de passer à table et rappeler à son compagnon qu’il faudrait peut-être mettre le couvert, un homme seul, debout dans sa cuisine, écoute-t-il la même émission qu’elle, il tourne la tête, a-t-il aperçu sa silhouette se dessinant en contre-jour ? De l’autre côté de la vitre le ciel gris uniforme, gris tourterelle, de novembre. C’est le dernier week-end d’ouverture de l’hôtel. Malgré le vent, elle a ouvert la fenêtre, juste pour entendre le cri des mouettes, le sac et le ressac de la mer agitée. Plus le moindre cri d’enfant sur la plage. La saison est terminée. Le cycle du temps, rien ne se perd, tout se transforme. Des fenêtres en bois, le bois est peint en rose, des fenêtres récupérées, recyclées pour fermer les châssis, ont été semés et repiqués des légumes et des salades en ce printemps frileux. Elles sont ouvertes à la douce pluie, le soleil se montre timidement entre deux averses. Derrière se dessinent quelques roses aux teintes pâles. Il les cueillait pour les mettre dans un vase sur le petit meuble à côté de la télévision, près des photos familiales et d’une statuette de la Vierge rapportée de Lourdes il y a bien longtemps, et dans un autre sur la table de leur chambre. Un bonheur partagé. Il ne va plus au jardin, plus les jambes, plus le souffle. Le fils entretient le jardin quand il vient en visite, il cueille des roses, les met dans les vases. Elle, elle oublie, les plaisirs du passé, les gestes simples du quotidien. Rose fenêtre aux roses, vague à l’âme. La nuit d’obsidienne a laissé place à l’aube. Dans le soulèvement de la brume, l’horizon, rincé par la pluie, s’aquarelle. Les arbres dévêtus de leur parure d’été portent le deuil à leur pied. La lumière du soleil se diffracte sur les feuilles humides diaprant l’air de tessons aux nuances opalines. Au bord de la semaine, se reposer… un nouveau matin, une nouvelle promenade au bord de la rivière du deuil. Seule, devant la fenêtre, écouter le gazouillement des mésanges, chercher le réconfort dans le fredonnement du vent. Une larme coule sur la vitre. Frôlement de ses douces ailes. Souffle, murmure.

 ----------------------
Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'été 2019 : « Pousser la langue, proposition 6 | il elle fenêtre » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.








jeudi 5 septembre 2019

Cum memorare...




« Donne-leur le repos éternel, Seigneur, et que la lumière éternelle les illumine. Le juste restera dans un souvenir éternel, duquel il n'a pas à craindre une mauvaise réputation. » (Requiem, Graduel)


1 - Absence, Boulet, Chevalement, Deuil, Étayer, Fossile, Grisou, Houille, Intimité, Jardin, Khôl, Lampe, Musette, Noir, Outils, Père, Quartier, Respirer, Sainte-Barbe, Tabac à chiquer, Usure, Veine, Wagon, Xylophage, Yeux, Zola…

2Sous-sol - MineGisementFaille - AffleurementCoucheFilonVeine - CarottageExtraction
CharbonBouletBriquettePoussièreHouilleAnthraciteCokeGraphiteLigniteTourbe
Aux mines de Blanzy, cétait du charbon maigre anthraciteux...
Mine souterraineMine à ciel ouvert (Découverte)FosseTaillePuits/GalerieTranchéeBoisage - Fond/Jour - TerrilCarreauGribble (Crible)Salle des pendusDoucheLampisterie - Lavoir
Mineur de fondÉquipeBoiseurBoutefeu - Haveur - "Mon homme"
HouillèreCharbonnagesBassin minier – Paternalisme – Grève – Solidarité - Nationalisation – Statut du mineur
GrisouPoussièreCoup de poussierSilicose – Monument à la mémoire des victimes de la mine
...Il y a 250 à 300 millions dannées, à la fin de lère primaire, pendant la période carbonifère, la forêt hercynienne couvrait de vastes étendues. Les débris végétaux se sont accumulés et ont été recouverts par une faible niveau deau, ils ont été recouverts de sédiments argileux ou sableux, puis des alluvions sy sont ajoutés. Enfermés à labri de lair, le dépôt végétal a fermenté et sest enrichi en carbone.
Il a fallu des millions dannées pour que le végétal se transforme en minéral, le charbon de la pourriture des fougères, des pierres et darbres géants, puis de leur pétrification en a quelquefois gardé l'empreinte, noir sur noir, parfois en volume des traces animales, lempreinte des feuilles si finement découpées dune fougère Je ne peux jamais regarder les œuvres de Soulages, son outrenoir, ses reliefs, ses entailles et ses sillons dans la matière noire, sans penser à ces fossiles.
Il a fallu des millions dannées pour que le végétal se transforme en minéral. On nous dit aujourdhui que nous avons épuisé les énergies fossiles, qu'elles sont présentes en quantité limitée et non renouvelable, on nous dit aujourd’hui que les centrales à charbon contribuent au réchauffement climatique en libérant du CO2 et bien dautres gaz à effet de serre en excès.

3 - Sur une étagère, le casque de mineur de mon père est là, au centre de ce qui n’est pas vraiment un autel, plutôt un espace de mémoire thématique avec des livres, des CD et LA photo, la seule photo que nous ayons de lui au fond. Quelques boulets qui restaient dans le charbonnier lors du déménagement après que nous ayons conduit nos parents à l’Éhpad. La ceinture et le casque ont été retrouvés au même moment, dans la cabane de devant, je crois que c’est mon frère qui a emporté la musette, à moins que son état ne nous ait pas permis de la garder. Le casque avec le logement pour la lampe, en creux, ce qui manque, c’est la lampe, pas celle fausse qu’on peut trouver dans toutes les boutiques de cadeaux de la région, celle qu’il fixait sur le casque.
Au fond, pas de nom, un matricule et un numéro de lampe. Sale, non pas sale, incrusté de poussière de charbon et des morceaux sont tombés, le casque remplissant son rôle et protégeant le père dune blessure à la tête, des traces plus marquées. Le casque, en plastique, est issu d'une autre énergie fossile, le pétrole. Ce qui nest pas là, la lampe, elle était déposée à la lampisterie où elle était rangée et entretenue par le lampiste, il ne devait pas en manquer une, on savait ainsi que tous étaient bien remontés et cétait essentiel quotidiennement, cétait impératif quand il y avait un accident, ou pire, une catastrophe, la catastrophe, cest un coup de poussier, la poussière sembrase au contact dune étincelle, on mouille sur les chantiers pour léviter, quand ça arrive cest le plus souvent parce que la sécurité a été négligée au profit du rendement, ou le coup de grisou, un gaz invisible et inodore, composé à plus de 90 % de méthane, on raconte que bien avant les outils de mesure modernes, c'est un canari que les mineurs de charbon descendaient avec eux, quand l'oiseau ne chantait plus, c'est qu'un coup de grisou était probable, la mine était alors évacuée, dautres soutiennent que cest une légende ; aujourdhui les mines françaises sont toutes fermées mais des coups de grisou ont encore lieu partout dans le monde, dans des pays où l'économie en plein développement ne permet pas de renoncer à cette énergie facile d'accès et peu coûteuse, même au prix de vies humaines. Au fond, il était interdit de fumer, mon père ne fumait pas, ceux qui ne pouvait se passer de tabac chiquait, il fallait éviter létincelle qui pouvait enflammer le gaz pernicieux, la poussière aussi.

4Pendant le temps il travaillait, il ne nous a jamais beaucoup parlé de ses conditions de travail, ce nest que bien des années plus tard, alors que nous visitions tous ensemble le Musée de la Mine guidés par un ancien mineur, il nen reste guère aujourdhui, le guide raconte quil fallait pendre les musettes contenant le casse-croûte afin quil ne soit pas mangés par les rats ; là, le père nous regarde et nous dit que cest vrai.
Les chevalements ça faisait un peu penser à la tour Eiffel, il n’en reste qu’un celui du Musée, tous les autres ont été démantelés pour des raisons de sécurité ou des raisons plus obscures, effacer la trace d’un passé ouvrier, effacer le souvenirs d’un peuple de travailleurs solidaires et combatifs. À un moment donné, il a même été question de rebaptiser Montceau-les-Mines, Montceau-en-Bourgogne, c’est frôler le grotesque, ça pourra peut-être se faire un jour quand tout aura été oublié, ceux qui se souviennent sont de moins en moins nombreux.
Le mouvement de la roue rythmait la vie du mineur tout comme le poste qu’encadraient la descente et la remontée de la cage, c’est ainsi qu’on appelait l’ascenseur qui emmenait le mineur vers le fond ou le ramenait vers la lumière. Ça rythmait aussi celle de la mère pour la préparation des repas, la nôtre aussi, il ne travaillait jamais la nuit mais en fonction qu’il était du matin ou du soir, en alternance une semaine sur deux, les repas qu’il partageait avec nous n’étaient pas les mêmes.
Des postes entiers à respirer la poussière dans le bruit et la chaleur du fond, éreintés et en sueur, des hommes sans race et sans couleur, tous les visages noircis, des gueules noires que les épouses peinaient à reconnaître quand lors d’un incident, ils traversaient la cité après être sortis par un autre puits, lui, une gueule noire au yeux gris-bleu rougis de poussière, cernés de suie même après la douche, quand il rentrait à la maison, la première chose qu’il faisait, il embrassait femme et enfants.
Le casque incrusté de poussière de charbon et des morceaux sont tombés des traces plus marquées ; dans le corps du père les traces qu’on ne voit pas, la poussière qui s’est infiltrée dans les poumons, la maladie, la silicose qui fait tousser, qui empêche de respirer, sur le corps du père, les traces que l’on voit, les cicatrices sur le pouce et sur le genou, suites d’accident dus au travail, ces tatouages bleus, ces tatouages involontaires qui racontaient une histoire, son histoire.

5Sur une étagère, le casque de mineur de mon père est là, au centre de ce qui n’est pas vraiment un autel, plutôt un espace de mémoire thématique avec des livres, des CD et LA photo, la seule photo que nous ayons de lui au fond. Quelques boulets qui restaient dans le charbonnier lors du déménagement après que nous ayons conduit nos parents à l’Éhpad. La ceinture et le casque ont été retrouvés au même moment, dans la cabane de devant, je crois que c’est mon frère qui a emporté la musette, à moins que son état ne nous ait pas permis de la garder. Le casque avec le logement pour la lampe, en creux, ce qui manque, c’est la lampe, pas celle fausse qu’on peut trouver dans toutes les boutiques de souvenirs de la région, celle qu’il fixait sur le casque.
Au fond, pas de nom, un matricule, un numéro de lampe et un sobriquet, le sien c'était P'tit Louis. C'est ainsi que l'appelaient, lorsqu'ils se croisaient en ville ou sur le marché, les autres mineurs qui avaient fait équipe avec lui. À lÉhpad, un monsieur qui rendait visite à son épouse dont il ne pouvait plus prendre soin à la maison, passait toujours le voir, le saluer, et ce jusquau dernier jour, jamais il n'a utilisé notre nom de famille, tout le temps P'tit Louis. Toujours, lorsque nous étions là, il nous disait son admiration pour le travailleur, le mineur quavait été notre père. Pendant le temps où il travaillait, il ne nous a jamais beaucoup parlé de ses conditions de travail. Ce n’est que bien des années plus tard, alors que nous visitions tous ensemble le Musée de la Mine guidés par un ancien mineur, il n’en reste guère aujourd’hui, le guide raconte qu’il fallait pendre les musettes contenant le casse-croûte afin qu’il ne soit pas mangés par les rats ; là, le père nous regarde et nous dit que c’est vrai.
Le mouvement de la roue du chevalement rythmait notre vie : la vie du père, avec le poste qu’encadraient la descente et la remontée de la cage, c’est ainsi qu’on appelait l’ascenseur qui emmenait le mineur vers le fond ou le ramenait vers la lumière ; la vie de la mère pour la préparation des repas, la vie des enfants aussi, il ne travaillait jamais la nuit mais en fonction qu’il était du matin ou du soir, en alternance une semaine sur deux, les repas qu’il partageait avec nous n’étaient pas les mêmes.
Des postes entiers à respirer la poussière dans le bruit et la chaleur du fond, éreintés et en sueur, des hommes sans race et sans couleur, tous les visages noircis, des gueules noires que les épouses peinaient à reconnaître quand lors d’un incident, ils traversaient la cité après être sortis par un autre puits, lui, une gueule noire au yeux gris-bleu rougis de poussière, cernés de suie même après la douche. Quand il rentrait à la maison, la première chose qu’il faisait, il embrassait femme et enfants.
Le casque incrusté de poussière de charbon, des morceaux sont tombés des traces plus marquées ; dans le corps du père les traces qu’on ne voit pas, la poussière qui s’est infiltrée dans les poumons, la maladie, la silicose qui fait tousser, cracher, qui empêche de respirer ; sur le corps du père, les traces que l’on voit, les cicatrices sur le pouce et sur le genou, dus à des accidents du travail, ces tatouages bleus, ces tatouages involontaires, marques laissées dans la peau par la poussière de charbon, insinuées dans des écorchures, des égratignures. Ces cicatrices bleues racontaient son histoire, une histoire, celle d’un peuple de travailleurs solidaires et combatif dont certains voudraient effacer le souvenir.
La fermeture des puits, comme un deuil, vint ensuite la nostalgie d’une époque où les industries, la mine particulièrement, faisait vivre la ville et les bourgs alentour avec leurs écoles, leurs commerces, leurs églises, enfin la colère contre ces industries polluantes et leurs conséquences sur la santé des hommes et l’environnement.
Cum memorare...

----------------------
Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'été 2019 : « Pousser la langue, proposition 3 | cinq fois sur le métier » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.