Dans
ma main, sous mes yeux, cette photo solennelle qui m'est parvenue par
le biais de trois générations de femmes. Toute une vie inscrite
dans cette photo. La petite fille sur la photo, elle était et reste
ma grand-mère. Nous avons passé de longs après-midis ensemble,
elle m’a appris à tricoter et à broder. Nous avons beaucoup
bavardé, elle a souvent évoqué la Seconde Guerre mondiale et
l'enfance de ma mère et de mes deux oncles.
Mais
de l'époque de la photo, jamais nous n'avons parlé ; moi, je n’ai
pas posé de question sans doute par timidité ou crainte de
l'attrister ; elle, elle n'a rien dit sans doute par pudeur ou parce
que la douleur n'était pas totalement étouffée. Ce que je sais de
ce temps-là, c’est ma mère qui me l’a raconté.
La
piqûre de l’Épine noire –celle du prunellier- la septicémie,
la mort du père… alors qu’elle n’a que quatorze ans. Sur la
photo, elle me paraît bien petite entre ses deux frères. Elle
s'agrippe à la main de l'un comme pour ne pas sombrer et elle
s'appuie sur le genou de l’autre comme pour trouver un appui pour
l'avenir. Je devine sur le visage des uns la tristesse et la
mélancolie, sur celui des autres la détermination et la résolution
; parfois ces sentiments entremêlés.
Derrière,
il y a la mère, cette figure tutélaire, c’est mon
arrière-grand-mère ; elle, je ne l’ai pas connue. C'était une
maîtresse femme -on ne dit plus cela aujourd'hui- qui a décidé de
poursuivre la tâche de son mari et a repris la ferme avec le plus
âgé de ses fils. Elle a travaillé avec obstination et ténacité.
Elle a aimé ses enfants, certainement comme on aimait alors ses
enfants, avec distance et retenue. Elle les a conduits vers l'âge
adulte avec autorité et bienveillance, s'acquittant à la fois du
rôle du père et de celui de la mère. Puis chacun des enfants s'est
marié et a suivi son propre chemin mais ils restèrent fort attachés
les uns aux autres et les liens entre leurs enfants furent plus de
frères et sœurs que de cousins et cousines.
[...plus
ces voix d’enfants accompagnées souvent de celles des mères qui
les conduisent, la grande route à traverser.]
Une
voix d’homme parmi celles des femmes. C’est celle de notre
voisin. Quand nous parlons de lui et de sa femme, nous les nommons le
Père et la Mèmère P. Ils élèvent leur petite-fille. On ne dit
plus aujourd’hui élever pour les enfants, on réserve ce verbe aux
animaux domestiques. C’est pourtant un beau verbe élever pour les
enfants, les accompagner afin qu’ils grandissent en savoir et en
humanité. J’associe le mot éducation à la schlague, au carcan,
au formatage alors qu’élever, c’est guider vers les hauteurs,
cultiver les ressources et les instruments du devenir et de la
liberté.
Le
grand-père était plutôt taciturne ; la grand-mère parlait souvent
avec ma mère, elles étendaient le linge sur le fil dans le jardin,
chacune d’un côté de la route. Tous les deux avaient travaillé à
la mine. Elle sur le crible ; le triage était alors manuel, c'était
principalement des femmes, « les trieuses » qui effectuaient ce
travail. Elles séparaient les cailloux des charbons. Lui au fond.
Dans sa jeunesse, il avait participé au maquis d’Autun. Il était
communiste.
Avec
ma mère, il se sont arrangés. Elle accompagne les petits à la
maternelle, lui, les grandes à l’école primaire, celle des
filles, il faut franchir la grande route qui sépare la cité en
deux. Enfants, nous franchissions rarement la limite de la grande
route sauf pour aller à l'école des filles ; c'est aujourd'hui la
seule école primaire qui reste dans le quartier ; l'école de
garçons étant devenu un lieu que se partagent différentes
associations et un espace communal. Elle porte aujourd'hui le nom de
Jean-Pierre Brésillon qui fut mon professeur, trop tôt disparu, de
français et d'histoire-géo au collège Nicolas Copernic. Il
suffisait aussi de la traverser pour faire des courses et se rendre
chez le médecin, au dispensaire.
Le
dispensaire, c’est la matérialisation de l’institution minière
au sein de la cité. C’est l'ancienne « Goutte de lait », un
grand bâtiment construit dans les années 1920 pour y installer les
sœurs pour la plupart venues de Pologne et où les fermiers des
alentours apportent le lait, stérilisé puis distribué aux
nourrissons.
Dans
les années 1970 qui me virent grandir, le médecin en partageait les
espaces avec les sœurs et le dispensaire. Nous y allions pour les
petits bobos voir le Valomi, c'est ainsi que nous appelons
l'infirmier, et la sœur Warsova.
Ces
deux-là sont deux figures inséparables. Elle, il semble qu’elle
sillonne depuis toujours les rues de la cité sur son vélo, revêtue
de son aube et de son voile bleus de fille de la Charité de
Saint-Vincent-de-Paul, un gilet, un imper ou un manteau bleu marine
passé par-dessus selon des saisons. Elle se rend au chevet des
mineurs, elle fait les pansements, les piqûres ; pour les silicosés
qui ne peuvent plus se déplacer, elle s’occupe des aérosols et de
l’oxygène. Tous les deux, par leurs origines qui point derrière
leurs noms, sont reliés aux immigrations du début du siècle dans
cette région industrielle et industrieuse. Lui, quand il se déplace
dans la cité, il le fait dans une petite voiture, je crois, je veux
croire que c’est une Fiat. Il ne le fait qu’en l’absence de la
sœur Warsova, du moins c’est ce dont je me souviens ; le plus
souvent, il reste au dispensaire pour recevoir les mineurs et leurs
familles pour les soins. Remplacés, ils le furent, des infirmières
se succédèrent après eux au dispensaire, les remplacèrent-elles
vraiment ? Aujourd’hui plus d’infirmerie au sein du dispensaire,
un médecin y vient quelques demi-journées par semaine ; alors ils
étaient deux, peut-être trois, la mémoire me joue quelquefois des
tours...
Aujourd’hui,
u[n quartier en train de mourir, des fenêtres closes, des volets
fermés.]
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Ce
texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de
l'hiver 2019 : «
en
4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 8 &
9, vies brèves en hors champ l’idée d’apocryphes... »
proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.