vendredi 1 mars 2019

Quatuor à dire



Pour moi c’est une évidence, il me faudra repartir de la route rouge, celle d’une proposition d’un autre été, il y a quatre ans. Toujours aux carrefours, des chemins qui se rencontrent, se croisent ou se séparent. Seuls les errants en ont l’expérience. De son prénom, je ne me souviens pas ; quand je pense à elle, elle est Marie-Anne… « C’est ça l’écriture. C’est le train de l’écrit qui passe par votre corps. Le traverse. C’est de là qu’on part pour parler de ces émotions difficiles à dire, si étrangères et qui néanmoins, tout à coup, s’emparent de vous. »
Dans l’éclat verdâtre des réverbères, ils passent devant l’église. La lumière éclaire faiblement la fillette qui a passé quelques jours dans l’école du village. Derrière la vitre, son visage est illuminé par un sourire. Sur ses genoux, la petite volière avec les colombes de son père, le magicien. Elle emporte un peu de la chaleur des bras d’une fillette gadji qui lui a accordé son amitié malgré la peau couleur acajou, la saleté et la robe défraîchie. Ils partent vers un autre bourg. Reviendront-ils l’an prochain ? Sera-t-elle encore avec eux ? L’empreinte d’une main à la peinture rouge esquissée dans les toilettes du préau est-elle un signe laissé à l’intention de son amie ?
Alors, trois places, deux derrière les deux écoles, Filles et Garçons, l’autre sert de parking les jours de grande affluence à la chapelle. C’est derrière celle de l’école dite alors des Filles que s’est installé le petit cirque. Aujourd’hui, un boulodrome où, de plus en plus rarement, les après-midis, des retraités, et les soirs d’été, des familles se retrouvent pour jouer. Il ne reste qu’une école où la plupart du temps les parents déposent les enfants en voiture, un bisou effleure la joue, une portière claque ; plus ces voix d’enfants accompagnées souvent de celles des mères qui les conduisent parce qu’il y a la grande route à traverser.
   
Une voix d’homme parmi celles des femmes. C’est celle de notre voisin. Quand nous parlons de lui et de sa femme, nous les nommons le Père et la Mèmère P. Ils élèvent leur petite-fille. On ne dit plus aujourd’hui élever pour les enfants, on réserve ce verbe aux animaux domestiques. C’est pourtant un beau verbe élever pour les enfants, les accompagner afin qu’ils grandissent en savoir et en humanité. J’associe le mot éducation à la schlague, au carcan, au formatage alors qu’élever, c’est guider vers les hauteurs, cultiver les ressources et les instruments du devenir et de la liberté.
Le grand-père était plutôt taciturne ; la grand-mère parlait souvent avec ma mère, elles étendaient le linge sur le fil dans le jardin, chacune d’un côté de la route. Tous les deux avaient travaillé à la mine. Elle sur le crible ; le triage était alors manuel, c'était principalement des femmes, « les trieuses » qui effectuaient ce travail. Elles séparaient les cailloux des charbons. Lui au fond. Dans sa jeunesse, il avait participé au maquis d’Autun. Il était communiste.
Avec ma mère, il se sont arrangés. Elle accompagne les petits à la maternelle, lui, les grandes à l’école primaire, celle des filles, il faut franchir la grande route qui sépare la cité en deux. Enfants, nous franchissions rarement la limite de la grande route sauf pour aller à l'école des filles ; c'est aujourd'hui la seule école primaire qui reste dans le quartier ; l'école de garçons étant devenu un lieu que se partagent différentes associations et un espace communal. Elle porte aujourd'hui le nom de Jean-Pierre Brésillon qui fut mon professeur, trop tôt disparu, de français et d'histoire-géo au collège Nicolas Copernic. Il suffisait aussi de la traverser pour faire des courses et se rendre chez le médecin, au dispensaire.
Le dispensaire, c’est la matérialisation de l’institution minière au sein de la cité. C’est l'ancienne « Goutte de lait », un grand bâtiment construit dans les années 1920 pour y installer les sœurs pour la plupart venues de Pologne et où les fermiers des alentours apportent le lait, stérilisé puis distribué aux nourrissons.
Dans les années 1970 qui me virent grandir, le médecin en partageait les espaces avec les sœurs et le dispensaire. Nous y allions pour les petits bobos voir le Valomi, c'est ainsi que nous appelons l'infirmier, et la sœur Warsova.
Ces deux-là sont deux figures inséparables. Elle, il semble qu’elle sillonne depuis toujours les rues de la cité sur son vélo, revêtue de son aube et de son voile bleus de fille de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul, un gilet, un imper ou un manteau bleu marine passé par-dessus selon des saisons. Elle se rend au chevet des mineurs, elle fait les pansements, les piqûres ; pour les silicosés qui ne peuvent plus se déplacer, elle s’occupe des aérosols et de l’oxygène. Tous les deux, par leurs origines qui point derrière leurs noms, sont reliés aux immigrations du début du siècle dans cette région industrielle et industrieuse. Lui, quand il se déplace dans la cité, il le fait dans une petite voiture, je crois, je veux croire que c’est une Fiat. Il ne le fait qu’en l’absence de la sœur Warsova, du moins c’est ce dont je me souviens ; le plus souvent, il reste au dispensaire pour recevoir les mineurs et leurs familles pour les soins. Remplacés, ils le furent, des infirmières se succédèrent après eux au dispensaire, les remplacèrent-elles vraiment ? Aujourd’hui plus d’infirmerie au sein du dispensaire, un médecin y vient quelques demi-journées par semaine ; alors ils étaient deux, peut-être trois, la mémoire me joue quelquefois des tours... (Des vies hors-champ)

Aujourd'hui, un quartier en train de mourir, des fenêtres closes, des volets fermés. Des maisons vides, deux ont été démolies pour des raisons de sécurité. Des personnes âgées font quelques pas dans le jardin, s’aventurent parfois dans la rue. Envolés les rires et les cris d’enfants qui jouent à la marelle ou au tennis sur la chaussée, les automobilistes ralentissent, ils esquivent en gagnant le trottoir, les conducteurs reprennent tranquillement leur route. Aujourd’hui, les réverbères s’éteignent une grande partie de la nuit par souci de lutte contre réchauffement climatique ou d’économie ; on ne pourrait plus apercevoir les colombes en cage et sur la joue droite de la fillette une fine larme comme gravée en ma mémoire.
« [I]l y a plus que je crois, moi. » « Toujours, après, on voit des choses. » Toujours, à cette heure entre loup et chien, une longue voiture s’éloigne… Ne pas laisser filer l’enfance… Une amitié enfantine, aussi courte que forte, libre de passé et d’avenir. Elle sera l’archétype de toutes les amitiés avortées, effilochées… de toutes les séparations alors qu’on est resté inconnu pour l’autre. Jusqu’à la fin, elle sera l’Enfant. Elle sera le Destin. « C’est curieux, jamais l’idée de [Destin] ne s’est posée  autour de l’enfant.»
La trace du cirque est-elle encore là dans la mémoire des anciens de la rue ? Les colombes se sont-elles transformées en lapins sous le foulard du magicien ? Vers quelle route rouge le cirque est-il parti, sur quel terrain en périphérie a-t-il le droit de s’installer ? Aujourd’hui, le soir, les bancs publics sont vides. Derrière les volets fermés, les personnes âgées regardent solitaires dans leur salon le Cirque du Soleil à la télévision.
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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2019 : « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 4, Duras quatuor à dire » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.







1 commentaire:

  1. Je me souviens du film "Souvenirs d'en France", un beau jeu de mots comme titre ! L'enfance est un pays.. :-)

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