mercredi 21 août 2019

POUCE ! ou La vie n’est pas un jeu



Pour les enfants qu’on fait travailler POUCE ! Pour les femmes qu’on assassine POUCE ! Pour les rivières qu’on empoisonne POUCE ! Pour l’air qu’on pollue POUCE ! Pour les embouteillages sur les flancs et aux sommets des montagnes POUCE ! Pour la mer qu’on plastique POUCE ! Pour les pauvres qu’on appauvrit POUCE ! Pour le réchauffement climatique POUCE ! Pour la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf POUCE ! Pour les migrants qu’on laisse mourir en Méditerranée POUCE ! Pour la tortue qui voulait voir du pays POUCE ! Pour les enfants qu’on sépare de leurs mères à la frontière américaine POUCE ! Pour les sans-papiers qu’on exploite POUCE ! Pour les sans-papiers qu’on expulse POUCE ! Pour le savetier qui chantait du matin au soir POUCE ! Pour les victimes des génocides POUCE ! Pour les enterrés dans les charniers POUCE ! Pour les enterrés dans les fosses communes POUCE ! Pour les enfants soldats POUCE ! Pour les victimes civiles des bombardements POUCE ! Pour la lune poubelle POUCE ! Pour l’atmosphère poubelle POUCE ! Pour la souffrance animale POUCE ! Pour le loup qui n’a que la peau sur les os POUCE ! Pour la souffrance humaine POUCE ! Pour les ouvrières du monde POUCE ! Pour les ouvriers du monde POUCE ! Pour l’enfant qui court sous les bombes POUCE ! Pour les victimes de l’atome POUCE ! Pour les victimes de l’amiante POUCE ! Pour les victimes de tous les camps POUCE ! Pour les hommes dans les tranchées POUCE ! Pour ceux à qui on ne laisse pas finir leur vie tranquillement POUCE ! Pour celui qui court pour sauver sa vie POUCE ! Pour celui qui chante pour être entendu POUCE ! Pour celui qui crie pour être entendu POUCE ! Pour celui qui hurle pour être entendu POUCE ! Pour ceux dont on brise l’enfance POUCE ! Pour ceux dont on brise la vie POUCE ! Pour ceux qui ne peuvent vivre librement leur amour POUCE ! Pour celles qui ne peuvent vivre librement leur amour POUCE ! Pour ceux qui ne peuvent vivre librement leur sexualité POUCE ! Pour les deux pigeons qui s’aimaient d’amour tendre POUCE ! Pour celles qui ne peuvent vivre librement leur sexualité POUCE ! Pour Perrette légère et court vêtu POUCE ! Pour ceux qu’on emprisonne pour leurs idées POUCE ! Pour ceux qu’on emprisonne par erreur POUCE ! Pour ceux qu’on flagelle POUCE ! Pour celles qu’on lapide POUCE ! Pour ceux qu’on conduit à la chaise électrique POUCE ! Pour ceux qu’on pend POUCE ! Pour les espèces végétales qui disparaissent POUCE ! Pour les espèces animales qui disparaissent POUCE ! Pour les forêts qu’on abat POUCE ! Pour le roseau qui plie mais ne rompt pas POUCE ! Pour les glaciers qui fondent et glissent POUCE ! Pour les icebergs qui dérivent loin de toute attache POUCE ! Pour les ours polaires qui dérivent sur les icebergs POUCE ! Pour les déserts qui avancent POUCE ! Pour les terres englouties POUCE ! Pour les rivières asséchées POUCE ! Pour les libertés bafouées POUCE ! Pour les biens communs dilapidés POUCE ! Pour les abeilles décimées POUCE ! Pour les peuples exterminés POUCE ! Pour les mers asséchées POUCE ! Pour les villes asphyxiées POUCE ! Pour les populations asphyxiées POUCE ! Pour les terres agricoles bétonnées POUCE ! Pour les terres agricoles affamées POUCE ! Pour la biodiversité menacée POUCE ! Pour la cigale qui chante tout l’été POUCE ! Pour les terres agricoles empoisonnées POUCE ! Pour les rivières assassinées par le mercure POUCE ! Pour les poissons décimés par la pêche intensive POUCE ! Pour les poissons décimés par la pollution POUCE ! Pour les animaux malades de la peste POUCE ! Pour les déchets dont la croissance est exponentielle POUCE ! Pour les vieux qu’on laissent seuls POUCE ! Pour celles qu’on mutile POUCE ! Pour celles qu’on viole POUCE ! Pour ceux qui survivent dans la rue POUCE ! Pour ceux qui survivent dans les bidonvilles POUCE ! Pour ceux qui survivent dans les camps de réfugiés POUCE ! Pour les esclaves modernes POUCE ! Pour un bilan carbone de plus en plus catastrophique POUCE ! Pour ceux qui n’ont pas accès à l’eau POUCE ! Pour ceux qui n’ont pas accès à l’éducation POUCE ! Pour l’agneau qui se désaltère dans le courant d’une eau pure POUCE ! Pour ceux qui n’ont pas accès à la santé POUCE ! Pour celles qui n’ont pas accès à l’éducation POUCE ! Ici, ailleurs, partout, la vie n’est pas un jeu POUCE !
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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'été 2019 : « Pousser la langue, proposition 2 | un parpaing de phrase » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.








mercredi 14 août 2019

Arpentage…



Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tout sens, lui donnant son équilibre et son harmonie.”
(François Truffaut, L'Homme qui aimait les femmes)


À l’envers, à l’endroit, sens dessus dessous… comme d’autres ont la tête en l’air et le nez dans les étoiles, elle scrute les sols, depuis toute petite, elle marche en regardant ses pieds au bout desquels s’ouvre un univers de surprises et de rencontres… des couleurs, des matières, des formes, ce qui est inerte, ce qui est vivant, elle emmagasine, ça flotte dans sa mémoire attendant le moment de former des puzzles de perception et de souvenir, ça se croise, s’entrecroise, géométriques, synthétiques, culturels, naturels ou semblant l’être… sol histoire, la cour en pente aux caillasses rouges de sa petite enfance qu’elle dévalait pour aller faire la causette avec son troisième grand-père, les scories de charbon parsemées autour du stade de Saint-Amédé… carrelages, elle a eu dans sa vie un amour qui avait une passion pour les carrelages, elle lui avait offert le livre Pavement : carreaux de sol en Champagne au Moyen-Age et à la Renaissance, c’était en ces temps où ils mêlaient leurs pas sur les carrelages des châteaux, des églises, des musées… petites figures qui se dessinaient sur les anciens escaliers en bois de l’immeuble qu’elle habitait il y a quelques années elles accompagnaient sa montée quotidienne des quatre étages à la descente c’était moins dur ça allait plus vite elle ne les voyait pas mais elles étaient sans doute là à veiller quand même, l’ange, la tête de serpent et le fantôme, sol écorce... signes cabalistiques, nombres, lettres, flèches, carrés, cercles, rectangles, interdictions, directions, des indications pour ceux qui viendront installer des tuyaux et des câbles dans les tranchées creusées dans le sous-sol, des traces et des rappels pour ceux qui passent par là.


À l’envers, à l’endroit, sens dessus dessous… leurs pieds arpentent la terre, ses pieds arpentent la terre, sol peau, les ombres s’allongent, son ombre la précède, les reflets colorés des vitraux dansent dans les églises, les marelles vont de la terre au ciel dans les cours d’école, les cadres des terrains de sport marquent leurs limites dans les cours d’immeuble, les stades, les gymnases… leurs pieds arpentent la terre, ses pieds arpentent la terre, toujours en mutation le sol se métamorphose au fil des saisons et du temps, les reflets des immeubles dans les flaques, les ombres des portails et des grillages sur les trottoirs abrutis de la chaleur de l’été, les angles et les vallons adoucis par la neige, les mystères sous la jonchée de feuilles à l’automne, la résistance des racines des arbres qui soulèvent la terre, le combat entêté des plantes et des fleurs qui résistent contre le goudron, les traces laissées par l’humanité si peu soucieuse de respect…. dans l’herbe les trèfles à quatre feuilles les insectes les fleurs, dans le sable de la plage les cailloux lissés par le flux et le reflux, les coquillages nacrés par l’alchimie de l’eau et du vent, les dessins de l’écume, ceux offerts par la mer lorsqu’elle se retire, les marques laissées par le ressac des vagues, petits ruisseaux où se dispersent coquillages, algues et déchets.
À l’envers, à l’endroit, sens dessus dessous... sol mémoire, tout ce qu’on y perd, tout ce qu’on y laisse, tout ce qu’on y abandonne, le chemin qui s’ouvre comme une invitation, vos pas qui s’avancent vers elle, vos pas qui s’éloignent, la perspective qui s’épuise, vos pas qui s’effacent, l’horizon qui s’abolit.

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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'été 2019 : « Pousser la langue, proposition 1 | une phrase, des sols » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.







vendredi 9 août 2019

Au jardin

La mère est au jardin, elle sarcle les haricots. Son fils et sa fille jouent dans l’allée avec des cailloux qu’ils ont ramassés dans la cour. Le soldat pousse la porte du jardin, s’approche du petit groupe. Il est grand, il a les yeux bleus et les cheveux blonds. Il est de l’armée ennemie, celle qui occupe le pays. D’un geste tendre, il passe la main dans les cheveux de l’enfant aux cheveux bruns et aux yeux noirs. La main posé sur le cœur, il dit à la mère, dans un mauvais français, qu’il a là-bas un fils du même âge. Des larmes montent dans ses yeux. Il rebrousse chemin et regagne la grange pour y nourrir les chevaux réquisitionnés. De cela, il ne sera plus jamais question entre eux.
 
Bien des années plus tard, quand sa fille lui annonce, dans le jardin, près du buis, que sa petite-fille va apprendre l’allemand au collège, la grand-mère dit que c’est bien. Son regard s’embue, elle n’ajoutera rien. Toutes les trois prennent chacune une ligne et commencent en silence à ramasser les haricots. Elles rempliront un seau qu’elles partageront en deux.

À l’université, elle décide de partir un an en Allemagne avec le programme Erasmus. Elle a osé quelques mois auparavant interroger sa grand-mère sur l’homme du jardin. Elle n’a su lui dire qu’un nom et un prénom : Günther Hauffe et vaguement une région : la Saxe. Les réseaux sociaux n’existaient pas encore, elle a donc passé des petites annonces dans différents journaux de cette région afin de retrouver Günther Hauffe.

Quelques mois après, alors qu’elle est inscrite en sociologie à Mayence, elle se rend à Brême. Arrivée à la gare, elle prend un taxi pour se rendre à l’adresse qu’on lui a indiquée en banlieue. Devant la porte, elle hésite puis tire sur la chaînette de la clochette. Elle entend des pas sur le gravier, le poussoir qu’on fait glisser dans le verrou. L’homme qui ouvre est grand, il est blond et il a les yeux bleus, elle sait que ce n’est pas Günther, il est trop jeune. Il se présente, Gerhard Hauffe, il est le fils de Günther. Il l’invite à entrer puis lui propose de s’asseoir dans le jardin pour discuter. Il va chercher deux grands verres et une carafe de citronnade.

Ils commencent par échanger des banalités ; elle parle de ses études, lui de son métier, il est psychologue. Enfin, ils en arrivent à leurs familles, à la raison de sa présence ici. Elle peut enfin poser la question qui lui brûle la langue depuis son arrivée, il n’a rien voulu dire dans les échanges de courrier ni au téléphone. Son père, il ne l’a jamais connu ; de France il a été envoyé en Union soviétique, à Stalingrad où il a disparu. Il est heureux que quelqu’un lui parle de son père ; depuis que sa mère est morte, plus personne ne le fait.

Le fils de Günther qui a appris le français à l’école les rejoint. Ils échangent quelques mots. C’est lui qui la raccompagnera à la gare.

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Merci à Frédérique Anne (Oser Écrire) pour son regard bienveillant et constructif.



jeudi 1 août 2019

À la mer…


Dans quelques mois, elle passera le bac. Le professeur d’histoire-géographie a proposé à la classe un voyage dans le Sud-Est. Elles sont plusieurs à avoir des échanges quelque peu houleux avec lui, selon son point de vue à lui juste des féministes et des gauchistes, pas besoin d’ajouter des adjectifs. Pourtant, elles partiront. Il y aura Nîmes, Arles, Aix-en-Provence, Avignon et surtout pour elle il y aura la mer. À la mer, elle n’est jamais allée. Pas vraiment réaliser un rêve, juste l’occasion d’une nouvelle expérience. Sur le globe terrestre dans la chambre qu’elle partage avec ses sœurs, elle a bien des fois fait glisser son doigt pour suivre les voyages des navigateurs et explorateurs ou pour chercher le lieu où se déroule l’intrigue d’un roman qu’elle lit. La mer était un horizon pour son imagination, pas pour son désir.

Aujourd’hui, elle ne sait plus dire où cela s’est passé mais elle se souvient toujours de l’émotion face à la mer, à son immensité, les premières sensations, le sable chaud et doux sous la plante de ses pieds, la première vague qui frôle ses chevilles, laisser couler le sable et l’eau entre ses orteils. Elle a emporté son maillot de bain mais au bain elle a renoncé. Elle n’a pas oublié de mettre l’écran total car elle a la peau très claire et redoute par-dessus tout les coups de soleil. Elle se souvient aussi d’avoir été un peu déçue, l’odeur, il n’y a pas l’odeur iodée à laquelle elle s’attendait, la mer est plate et calme, d’un bleu placide jusqu’à l’horizon ; toutefois, de l’horizon elle ne peut détacher son regard. Parfois, elle se dit qu’elle la connaît mal, la Méditerranée, qu’elle est injuste avec ses côtes et leurs paysages.
 
À la Grande bleue, elle préfère les eaux gris-bleu de la mer du Nord et de la Manche, les eaux bleu-vert et outremer de l’Océan. À la mer calme, elle préfère le mugissement des flots. Quelques années plus tard, elle découvrira ces rivages occidentaux, les vagues à la tête blanche roulant à perte de vue sous le ciel, l'odeur de l'iode, les vagues en mouvement, les ferries qui reviennent des îles anglo-normandes, les bateaux minuscules qui dansent sur les vagues et sur l’horizon, les oiseaux blancs qui déploient leurs grandes ailes, planant, plongeant soudainement vers l’eau et remontant dans l’azur un poisson dans le bec, au-dessus de la plage et des toits des villes, les criaillements des mouettes et des goélands.
Elle garde pourtant un souvenir émerveillé du golfe de Calvi après une nuit d’orage, les bleus et les verts se mêlant en une palette qui n’était pas sans lui rappeler celle de la côte d’Émeraude qu’elle aime tant. À la baignade, elle préfère toujours marcher au bord de l’eau, il y a le moment où à la limite entre plage et vague, entre sable et eau, le sac et le ressac déposent des cailloux lissés par le flux et le reflux, des coquillages nacrés par l’alchimie de l’eau et du vent. Elle déchiffre les dessins de l’écume et ceux laissés par la mer lorsqu’elle se retire, petits ruisseaux où se reflètent les ciels, se faufilent les crabes, se dispersent les coquillages, les algues et les déchets abandonnés par les humains.

 
Elle n’est pas du matin, elle a vu plus de couchers que de levers de soleil, elle prétend même qu’une fois elle a vu le rayon vert. Elle a bien fait quelques promenades en mer mais elle n’a pas le pied marin, elle est comme attachée à la terre. Entre terre et mer, elle peut marcher des heures, remettant ses pas dans ceux du passé ou bien ouvrant des chemins encore inconnus d’elle. Elle s’assied, elle regarde, surtout écoute. Si la mer est pour elle une source d’éblouissements visuels, elle est aussi émerveillements pour l’oreille. Fermer les yeux et ne plus entendre que « la mer, toujours recommencée », ici ou ailleurs, en réalité ou dans l’imaginaire. Une première rencontre en demi-teinte ne laisse pas fatalement préjuger d’un avenir sombre.

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Merci à Frédérique Anne (Oser Écrire) pour son regard bienveillant et constructif.