vendredi 15 mars 2019

Cette mouche qu’on dit domestique...


Un après-midi d’été... du dehors, l’odeur des vaches, les caquètements de la basse-cour, le bêlement des chèvres qu’on ramène des champs pour la traite. Dans la cuisine, autour de la petite table, la grand-mère a réuni les enfants pour le goûter. Ils ont partagé la glace rose à la fraise et la verte à la pistache, vidé les bouteilles de soda. Sur la toile cirée beige, une goutte de Pschitt orange, quelques bulles en étoilent encore la surface. Une mouche tourne autour, étend ses pattes, les frotte, agite ses ailes, sort sa trompe, s’approche, déploie sa trompe et aspire le liquide. C’est une de ces mouches qu’on dit domestique comme si les humains l’avaient domestiquée alors que c’est elle qui a mis à profit la proximité avec eux pour accéder facilement à une nourriture disponible. Elle passe et repasse ses pattes sur sa tête et ses ailes puis aspire de nouveau. Et là, vlan, la tapette s’abat. La mouche est écrasée, un peu de sang, des éclaboussures, des pattes, des ailes tordues et sans vie, des morceaux de corps aplatis et éparpillés.


Dans ma main, sous mes yeux, cette photo solennelle qui m'est parvenue par le biais de trois générations de femmes. Toute une vie inscrite dans cette photo. La petite fille sur la photo, elle était et reste ma grand-mère. Nous avons passé de longs après-midis ensemble, elle m’a appris à tricoter et à broder. Nous avons beaucoup bavardé, elle a souvent évoqué la Seconde Guerre mondiale et l'enfance de ma mère et de mes deux oncles.
Mais de l'époque de la photo, jamais nous n'avons parlé ; moi, je n’ai pas posé de question sans doute par timidité ou crainte de l'attrister ; elle, elle n'a rien dit sans doute par pudeur ou parce que la douleur n'était pas totalement étouffée. Ce que je sais de ce temps-là, c’est ma mère qui me l’a raconté.
La piqûre de l’Épine noire –celle du prunellier- la septicémie, la mort du père… alors qu’elle n’a que quatorze ans. Sur la photo, elle me paraît bien petite entre ses deux frères. Elle s'agrippe à la main de l'un comme pour ne pas sombrer et elle s'appuie sur le genou de l’autre comme pour trouver un appui pour l'avenir. Je devine sur le visage des uns la tristesse et la mélancolie, sur celui des autres la détermination et la résolution ; parfois ces sentiments entremêlés.
Derrière, il y a la mère, cette figure tutélaire, c’est mon arrière-grand-mère ; elle, je ne l’ai pas connue. C'était une maîtresse femme -on ne dit plus cela aujourd'hui- qui a décidé de poursuivre la tâche de son mari et a repris la ferme avec le plus âgé de ses fils. Elle a travaillé avec obstination et ténacité. Elle a aimé ses enfants, certainement comme on aimait alors ses enfants, avec distance et retenue. Elle les a conduits vers l'âge adulte avec autorité et bienveillance, s'acquittant à la fois du rôle du père et de celui de la mère. Puis chacun des enfants s'est marié et a suivi son propre chemin mais ils restèrent fort attachés les uns aux autres et les liens entre leurs enfants furent plus de frères et sœurs que de cousins et cousines. (Une vie hors-champ)
Willem Claeszoon Heda – Nature morte à la vigne (détail)
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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2019 : « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 6, Robert Walser : écrire sans sujet » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.



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