Un
après-midi d’été... du dehors, l’odeur des vaches, les
caquètements de la basse-cour, le bêlement des chèvres qu’on
ramène des champs pour la traite. Dans la cuisine, autour de la
petite table, la grand-mère a réuni les enfants pour le goûter.
Ils ont partagé la glace rose à la fraise et la verte à la
pistache, vidé les bouteilles de soda. Sur la toile cirée beige,
une goutte de Pschitt orange, quelques bulles en étoilent encore la
surface. Une mouche tourne autour, étend ses pattes, les frotte,
agite ses ailes, sort sa trompe, s’approche, déploie sa trompe et
aspire le liquide. C’est une de ces mouches qu’on dit domestique
comme si les humains l’avaient domestiquée alors que c’est elle
qui a mis à profit la proximité avec eux pour accéder facilement à
une nourriture disponible. Elle passe et repasse ses pattes sur sa
tête et ses ailes puis aspire de nouveau. Et là, vlan, la tapette
s’abat. La mouche est écrasée, un peu de sang, des éclaboussures,
des pattes, des ailes tordues et sans vie, des morceaux de corps
aplatis et éparpillés.
Dans
ma main, sous mes yeux, cette photo solennelle qui m'est parvenue par
le biais de trois générations de femmes. Toute une vie inscrite
dans cette photo. La petite fille sur la photo, elle était et reste
ma grand-mère. Nous avons passé de longs après-midis ensemble,
elle m’a appris à tricoter et à broder. Nous avons beaucoup
bavardé, elle a souvent évoqué la Seconde Guerre mondiale et
l'enfance de ma mère et de mes deux oncles.
Mais
de l'époque de la photo, jamais nous n'avons parlé ; moi, je n’ai
pas posé de question sans doute par timidité ou crainte de
l'attrister ; elle, elle n'a rien dit sans doute par pudeur ou parce
que la douleur n'était pas totalement étouffée. Ce que je sais de
ce temps-là, c’est ma mère qui me l’a raconté.
La
piqûre de l’Épine noire –celle du prunellier- la septicémie,
la mort du père… alors qu’elle n’a que quatorze ans. Sur la
photo, elle me paraît bien petite entre ses deux frères. Elle
s'agrippe à la main de l'un comme pour ne pas sombrer et elle
s'appuie sur le genou de l’autre comme pour trouver un appui pour
l'avenir. Je devine sur le visage des uns la tristesse et la
mélancolie, sur celui des autres la détermination et la résolution
; parfois ces sentiments entremêlés.
Derrière,
il y a la mère, cette figure tutélaire, c’est mon
arrière-grand-mère ; elle, je ne l’ai pas connue. C'était une
maîtresse femme -on ne dit plus cela aujourd'hui- qui a décidé de
poursuivre la tâche de son mari et a repris la ferme avec le plus
âgé de ses fils. Elle a travaillé avec obstination et ténacité.
Elle a aimé ses enfants, certainement comme on aimait alors ses
enfants, avec distance et retenue. Elle les a conduits vers l'âge
adulte avec autorité et bienveillance, s'acquittant à la fois du
rôle du père et de celui de la mère. Puis chacun des enfants s'est
marié et a suivi son propre chemin mais ils restèrent fort attachés
les uns aux autres et les liens entre leurs enfants furent plus de
frères et sœurs que de cousins et cousines. (Une vie hors-champ)
Willem Claeszoon Heda – Nature morte à la vigne (détail) |
----------------------
Ce
texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de
l'hiver 2019 : «
en
4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 6,
Robert Walser : écrire sans sujet »
proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire