Elle a postulé pour travailler à la
Bibliothèque Universitaire Droit-Lettres de Dijon ; ce n’est plus celle
qu’elle a connue, compacte et minérale, refermée sur elle-même, celle
d’aujourd’hui est vitrée et lumineuse, ouverte sur l’extérieur. C’est à Dijon
qu’elle avait commencé ses études et elle avait la nostalgie de ses années de
jeunesse. Après le paradis de l’enfance qu’elle avait alors quitté le cœur
léger, cette ville avait été celui du devenir adulte, de la liberté et de
l’apprendre. Apprendre un métier qu’elle considère depuis toujours comme une
vocation et qu’elle a exercé dans différents contextes.
À la rentrée, c’est là qu’elle
travaillera. À la fin de l’entretien, on lui a dit qu’elle était retenue pour
ce poste. Quarante ans moins quelques poussières après, elle revient sur le
campus où elle a étudié, elle sait bien que l’ambiance ne sera plus la même,
elle sait bien que celles et ceux qui l’ont accompagnée sur le chemin, dans les
attentes et les espérances, dans les peines et les joies, n’y seront pas. Elle
pense qu’elle va retrouver les lieux tels qu’ils étaient, elle pense qu’elle va
retrouver leur âme, elle a oublié, voulu oublier que les lieux aussi changent.
Alors qu’elle est assise au milieu de la
pelouse, sous le même arbre, ce n’est pas un saule, juste un arbre qui pleure,
ses feuilles douces et tendres frémissent dans la brise tiède du soir de juin
qui tombe. Les notes de la « maison bleue » ondoient dans cette heure
où le ciel passe de l’azur à l’indigo, le génie du lieu sans doute… comme dans
un rêve, des silhouettes surgissent, ils s’approchent l'un après l'autre, l'une
après l'autre, d'aucuns furent ses amants, d'autres ses amis, d'aucunes furent
ses maîtresses, d'autres des traîtresses, l’amour reçu, l’amour donné, l’amitié
partagée, l’amitié trahie, la vie tout simplement. Elle n’ira pas jusqu’à dire
qu’ils lui parlent, chacun se rappelle à elle, elle se souvient de chacun et de
quelques moments vécus ensemble.
Le temps s’est écoulé, laissant les plaies
se refermer, les cicatrices s'estomper, les souvenirs heureux s’épanouir, les
cogitations amères s’atténuer, la mémoire a parfois le don de faire le tri. De
beaucoup elle n'avait pas eu de nouvelles, elle en avait revu certains, avec
d’autres elle avait eu juste des contact grâce aux moyens nouvellement apparus
pour retrouver les traces du passé, dans un premier temps Copains d’abord, plus
récemment les comptes Facebook ; parfois elle les a recherchés, d’autres
fois, ce fut l’inverse, enfin, il y eût le hasard. Il y a bien longtemps, elle
y est revenue ici, en vain, croyant qu’il y reviendrait lui aussi, elle s’y est
rendue maintes fois en pensée. Maintenant, elle est là pour se réconcilier avec
cette époque. Ce soir, entre chien et loup, elle est plus paisible et sereine,
les impressions d’hier s’équilibrent pour devenir à la fois moins lumineuses et
moins sombres. Elle sait que son installation dans quelques semaines ne lui
ramènera ni sa jeunesse ni son insouciance, elle sait que ce n’est pas un
retour en arrière, c’est un aller vers l’avant, vers un à venir à construire,
un renouveau, elle prend conscience qu’elle est au bon endroit.
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Merci à Frédérique Anne (Oser Écrire) pour
son regard bienveillant et constructif.