vendredi 8 mars 2019

Scénographie des voix


Il a posé sa guitare sur la housse, pas dans l’herbe. Les autres continuent à chanter sans accompagnement. Tous les deux se sont un peu éloignés. Je sais qu’elle va me quitter pour lui. Ils chuchotent. Ils sont seuls au monde. Ils pensent que je ne les ai pas vu se mettre à l’écart, que je ne les entends pas. Malgré le soir qui tombe, je devine ses yeux à elle, je les connais si bien. Son regard est si ardent dans ces moments-là. Ils sont plongés dans les siens. je ne sais pas... à toi de choisir... souffrir... savoir ce qui a de l’importance... Leurs épaules se sont rapprochées. difficile... écouter ton cœur... Leurs mains se frôlent, leurs doigts maintenant s’unissent. je t’aime... Bribes d'un badinage pas si badin. Silence. Ils se sont enlacés, leurs bouches... Le cœur qui tangue, le roulis des larmes au bord des paupières... Le groupe, une chanson... “Tu n'as jamais souri / Si tendrement je crois / Tu es la plus jolie / Tu ne me regardes pas”.
Elle fait ça à chaque fois, je la connais, elle peut pas s’empêcher. Séduire, flirter sous mon nez comme si je n’étais pas là. Au début, je supportais pas. Malade de jalousie, je lui gueulais dessus, je la traitais de tous les noms d’oiseaux, je la frappais même et je m’en voulais à mort. Et puis j’ai compris que c’était plus fort qu’elle, qu’elle ne pouvait pas faire autrement, c’était en elle comme un démon. Et j’ai accepté qu’elle s’en aille, qu’elle disparaisse, pour quelques jours, quelques semaines parfois, pourvu qu’elle me revienne. Elle revient toujours, elle a besoin de moi comme moi, j’ai besoin d’elle, ça aussi j’ai fini par le comprendre. Elle me pardonne, je lui pardonne et tout repart comme au premier jour. On se découvre, on se redécouvre, on s’aime, on se déchire. Et puis, au fil du temps, j’ai fini par trouver ça plutôt exaltant et c’est moi qui la pousse plus souvent vers d’autres bras, dans d’autres draps. Ça me fait mal d’abord, comme un pincement au niveau du ventricule droit, ça pince fort et puis de moins en moins fort et puis plus rien, jusqu’à la fois prochaine. J’aime la voir s’abandonner dans le cou d’un autre, deviner leurs premiers baisers, leurs premières caresses, l’imaginer jouir sous les assauts d’un autre, et la douce douleur que cela me procure. Indéfinissable extase, pur oubli de moi-même, vertige éblouissant. « Et tu flirtes avec lui / Moi tout seul dans mon coin / Je n’sais plus qui je suis / Je ne me souviens plus de rien ». Je sais qu’elle reviendra, elle revient toujours.
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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2019 : « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 5, Sarraute : scénographie des voix » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.



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