« Un
jour ta vie, sera passée.
Personne ne viendra jamais, jamais, jamais.
T'auras attendu, ma belle,
Pour des reines-claude et des mirabelles. »
(Alain Souchon, J’attends quelqu’un)
Personne ne viendra jamais, jamais, jamais.
T'auras attendu, ma belle,
Pour des reines-claude et des mirabelles. »
(Alain Souchon, J’attends quelqu’un)
J'attends quelqu'un...
Intérieur
- Jour
Dix-huit
heures trente, la rue est calme, elle s’est vidée comme d’un
seul coup à la fermeture du magasin d’en face. La femme est assise
à une table près de la fenêtre pour la lumière et pour profiter
des derniers rayons du soleil. L’homme est installé à une autre
table, il me tourne le dos à moi, l’Autre qui les observe, et
regarde dans sa direction à elle. L’odeur du tabac de sa cigarette
se mêle à celle de leurs cafés. Elle a quitté son bureau, elle
passe ici tous les vendredis soir, lui a quitté le sien plus tôt
que d’habitude, il s’y arrête presque tous les jours. Elle est
assise dans la lumière du soleil, lui dans l'ombre. Ils ne se
regardent pas, ne se parlent pas.
Oublier
mes soucis, ne pas penser à lundi. Une fois de plus m’arrêter là
avant de rentrer chez moi. Retarder le moment d’être seule.
Espérer une rencontre.
Une
frange, un carré, une coiffure sage qui met son visage, offert au
soleil, en valeur. Ses cheveux roux, ses yeux baissés, le rouge sur
ses lèvres si foncé presque noir. La robe bleue, légère. Sa gorge
qu’elle montre sans l’exhiber, ses épaules nues, ses seins ronds
sur lesquels la lumière s’accroche, le petit sillon qui les
sépare. Dans sa main, entre ses doigts elle froisse un papier.
Regarder ses jambes à la dérobée… soulever sa robe, découvrir
ses genoux, ses cuisses.
Ces
deux-là sont des étrangers l’un pour l’autre. Elle est assise
dans la lumière du soleil, lui dans l'ombre. Ils ne se regardent
pas, ne se parlent pas. Leurs regards ne se rencontrent pas.
Pourtant, il suffirait d’un rien, de pas grand-chose. J’en vois
tellement des comme eux chaque jour. Je les ai toujours vu seuls,
chacun de leur côté, dans leur propre monde. Qu’ils sortent de
leur bulle. Le silence, ça devient insupportable.
La
lumière du soleil est froide en ce soir de printemps. J’aurais dû
prendre un cardigan, je pourrais couvrir mes épaules nues. Le soleil
n’entre pas, en tout cas sa chaleur ne m’a pas réchauffé les
épaules. Mes nouvelles chaussures me font mal aux pieds.
De
l’air entre par la porte. Elle a un frisson, ne pas me lever, je
pourrais ôter ma veste pour la mettre sur ses épaules.
Tous
les deux paraissent sur la réserve. Elle a frissonné, il a esquissé
un geste, va-t-il… Il y a des regards qui ne comptent pas. Allez
vas-y, va jusqu’au bout de ce que tu désires, demande-lui. Il
entrouvre la bouche, comme s’il allait parler… mais non. Qu’il
lui dise ce qu’il a sur le cœur ou ailleurs, et qu’elle lui
réponde.
Rester
sur mes gardes, ne pas lever les yeux, ne pas risquer de croiser les
siens, il pourrait croire à une invitation.
Si
je ne feignais pas de regarder dehors, je ne pourrais détacher les
yeux de l’échancrure de sa robe… m’asseoir en face d’elle,
plonger mon regard dans le sillon obscur de ses seins.
Elle
regarde mais ne semble pas le voir. Elle est perdue dans ses pensées.
Il regarde dehors évitant de poser son regard sur elle. Ici, là,
est en jeu la scène la plus ancienne du monde, ils le savent bien,
peut-être pas. L’ombre entre les tables, cette ombre qui les
sépare n’est pas une frontière. Qu’il ose, qu’il lui adresse
la parole. Qu’elle ose, qu’elle lui réponde.
Si
j’avais un magazine dans mon sac, je le sortirais et le lirais
distraitement pour prolonger cet instant. Ce café, je n’aurais pas
dû, ça va m’empêcher de dormir. Si pour une fois je laissais
tomber les défenses, si pour une fois je faisais fi des hésitations,
si tout simplement je repartais avec cet homme qui ne demande que ça,
on pourrait passer un bon moment.
Il
a presque fini sa cigarette. Elle arrête de chiffonner le papier
entre ses doigts. Qu’il lui propose de reprendre un café, sinon
elle va partir et ni l’un ni l’autre n’aura essayé, tenté de
rompre le silence, la solitude. Elle lève les yeux vers moi, me fait
signe pour régler l’addition, qu’il se décide maintenant. Non,
finalement, elle recommande un café. Je ne lui demande rien pourtant
elle me dit « J’attends quelqu’un ». Elle semble
avoir été oubliée. Quand je retourne vers le bar, il m’apostrophe
« Vous m’en remettrez un à moi aussi. » Tout n’est
peut-être pas perdu. Peut-être que s’il se levait, s’asseyait
en face d’elle au lieu de rester sur sa chaise de l’autre côté,
elle se dirait que c’est lui qu’elle attend.
Au
lieu de recommander un café, j’aurais dû prendre un petit verre
de vermouth, ça m’aurait donné du courage pour oser lever les
yeux, croiser son regard. Qu’il parle, non, surtout pas, il
faudrait que je lui réponde.
Son
regard s’est embué, à quoi pense-t-elle ? Si je lui parlais,
elle oublierait peut-être ce qui l’assombrit. Elle a l’air si
seule, je suis si seul. Si j’osais… parler du temps, de la
fraîcheur de l’air malgré le soleil printanier, c’est bateau
mais ce serait un moyen convenable d’entamer la conversation. Rien
d’engageant, juste pour une soirée, juste pour une nuit, elle ne
dirait peut-être pas non. Et puis après on verrait bien.
Ce
n’est pas qu’il me plaise vraiment, ce n’est pas mon genre de
mec. Juste pour un soir, pour se sentir moins seule. Cela serait sans
conséquence, sans conséquence sur quoi d’ailleurs.
Après
que je lui ai apporté son second café, il se tourne vers elle et
dit : « Je peux m’asseoir avec vous ? »
Elle : « Oui, volontiers. » Ils parleront, je
n’entendrai pas, je n’écouterai pas, jusqu’à ce que j’annonce
la fermeture. « C’est l’heure, on va fermer ». Ils se
lèveront. Il lui ouvrira la porte. Ils sortiront. Il ôtera sa veste
pour la lui poser sur les épaules. Ils partiront ensemble. Ensuite,
je ne verrai pas, je ne saurai pas.
Extérieur
– Nuit
Edward Hopper - Sunlight in a cafeteria - 1958 |
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Merci
à Frédérique Anne (Oser Écrire) pour son regard bienveillant et
constructif.
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