Je ne danse pas avec mon frère aîné, je n’ai jamais dansé avec lui. Quand nous étions enfants, la différence d’âge était trop grande pour que nous partagions des jeux ou des rondes. Puis le temps nous a éloignés l’un de l’autre, nous avons grandi sans apprendre à nous connaître, sans qu’une certaine complicité se tisse entre nous. À chacune de ses visites, nous étions comme des étrangers, c’est à peine s’il posait un regard sur moi ou m’adressait une parole au moins attentive sinon intéressée. Quant à moi, je n’avais d’yeux que pour lui. Aujourd’hui, quand il revient à la maison, il ne passe pas beaucoup de temps avec moi, il préfère aller faire la fête avec ses amies et ses copains, se promener avec eux dans la campagne et les forêts alentours.
Si nous nous croisons parfois dans une soirée dansante, il m’ignore.Il ne lui viendrait pas à l’idée de me faire tourner dans ses bras comme le font frère et sœur en riant, pour s’amuser. Et c’est aussi bien comme ça… Depuis quelques mois, j’éprouve en effet pour ce frère aîné qui ne me traite pas comme sa sœur, que je connais si peu, que je ne considère plus comme mon frère, un désir si puissant que s’il me prenait dans ses bras, je pourrais faire fi de tous les tabous et de tous les interdits et me laisser aller à l’embrasser amoureusement. Puis je collerais mon corps tout contre le sien lui promettant des moments sensuels et érotiques qu’il n’avait jamais espérés ni obtenus avec les autres.
C’est alors que je vis ma mère traverser la salle. Elle avait dû m’observer tout le temps de mes rêveries et avait sans doute perçu dans mes regards et dans mon corps cet élan qui allait me précipiter vers mon frère. Elle se précipita vers moi, me saisit fermement par la main et me conduisit près d’un trio qu’elle me présenta comme étant les Duban. Elle m’enjoint d’inscrire le fils, Adrien, sur mon carnet de bal et s’éloigna. Elle me laissait en tête à tête avec ce garçon sans grâce et sans allure, boutonneux et aussi blanc qu’une asperge. Il me sourit, entoura ma taille de sa main droite et prit la mienne avec la gauche avant de m’entraîner dans une valse.
Je cherchais mon frère des yeux sans le trouver, il avait vraisemblablement filer avec la belle blonde élégante qui lui parlait tout à l’heure. Moi, je n’entendais rien de ce que me disait ce cavalier insipide qu’on m’avait imposé.
_______________________
Marguerite Duras – L’amant – Minuit
Page 66 - « Je ne danse pas avec mon frère aîné, je n’ai jamais dansé avec lui. »
![]() |
Danse à la Ville - Auguste Renoir © Michael Gaylard |
%20Michael%20Gaylard.jpg)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire