lundi 29 décembre 2025

Page 66 - « En souvenir d’Eriko, j’ai choisi un pull-over rouge qu’elle mettait souvent. »

En souvenir d’Eriko, j’ai choisi un pull-over rouge qu’elle mettait souvent. Je me suis brossé les cheveux énergiquement, j’ai souligné mes yeux de khôl et mes lèvres d’incarnat. J’ai passé ma veste en jean personnalisé avec des slogans des années 70. J’ai dévalé les escaliers et me suis retrouvée face au ciel bleu dans la lumière pâle du soleil d’hiver. J’ai inspiré longuement l’air froid pour me revigorer et me voilà partie pour une journée de promenade dans paris, la première sans Eriko qui est retournée à Tokyo à la fin de ses études.

Pour chasser le souvenir des moments révolus, je me mets à sauter en tous sens et à dessiner des mouvements de gym désordonnés en partant par le haut de la rue pour ne pas suivre le chemin que nous avions l’habitude de prendre. On s’était dit que nous allions nous revoir, qu’elle reviendrait ici pour de courts séjours et que je pourrais lui rendre visite pendant les vacances mais maintenant, je le sais, jamais je n’oublierai ni ne retrouverai nos moments de complicité intense.

On avait eu un coup de foudre dès notre première rencontre sur les bancs de la fac. Comme elle cherchait une chambre pour l’année, je lui ai proposé de partager l’appartement minuscule que j’occupais dans le dix-huitième arrondissement. Elle a tout de suite accepté et le soir même elle débarquait chez moi avec une valise et quelques livres de cours. Elle a investi le coin que j’appelais « la chambre d’ami », un petit lit, une chaise et un bureau.

La première nuit, ni Eriko ni moi n’avons fermé l’œil, nous nous sommes racontées des épisodes de notre vie, tantôt nous éclations de rire tantôt nous étions portées vers des réflexions profondes et graves sur le sens de la vie. Les fils qui se sont alors tissés entre nous étaient bien plus qu’amicaux, nous avons tout de suite su l’une comme l’autre que l’attirance entre nous était d’une toute autre nature. Eriko, qui semblait la plus enthousiaste, fit le premier pas. J’ai tout de suite exprimé mes inquiétudes ; elle allait devoir repartir chez elle à la fin de l’année pour y terminer ses études. Pourtant, je me suis laissée convaincre qu’il fallait profiter de cette opportunité que la vie nous offrait et je me suis lancée corps et âme dans la vie avec Eriko. Nous nous sommes d’abord pelotonnées l’une contre l’autre puis embrassées. Enfin, nous nous sommes endormies enlacées sur mon grand lit.

Nous étions toujours ensemble, jour et nuit, nous partagions chaque instant. Jusque là, je m’étais sentie comme une coquille vide ; avec elle et grâce à elle, je me gorgeais d’expériences et de joies. À ses côtés, je devenais une adulte, j’étais plus mûre. Après six mois, je ne pouvais plus me passer d’elle mais j’acceptais de mieux en mieux les moments où nous étions séparées. J’avais conscience de tout ce qu’elle m’apportait même quand elle s’éloignait de moi. Plus la date de son départ approchait, plus j’appréhendais la séparation. Je suis devenue de plus en plus maussade et intransigeante, je me suis mise à lui reprocher d’être une égoïste, de n’avoir pensé qu’à elle.

Le jour fatidique, je l’ai accompagné jusqu’à l’aéroport pour lui dire au revoir. Quand la voix de l’hôtesse a appelé son vol, elle m’a prise dans ses bras, en larmes elle m’a dit que ceci était un adieu, si elle devait rentrer à Tokyo, c’était pour s’y marier comme ses parents le voulaient. Elle ne reviendrait jamais, je ne pourrai pas lui rendre visite. D’un coup, elle m’a embrassée une dernière fois, elle a tourné les talons et s’est comme enfuie pour prendre son avion.

Je n’ai pas lavé le pull rouge qu’elle aimait tant, je plonge mon nez dans le col montant et j’y retrouve encore l’odeur d’Eriko.

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Banana Yoshimoto – Kitchen – Gallimard (Folio)

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