Je ne demande pas pourquoi, ce n’est pas bien de demander à une femme de s’expliquer. J’ai appris ça de ma mère il y a bien longtemps, quand mon père rentrait tard le soir et qu’il voulait tout savoir de ce qu’elle avait fait pendant la journée. Elle déposait alors sur la table de la cuisine le frichti qu’elle avait maintenu au chaud pour lui sur l’arrière du poêle, tournait les talons et revenait s’asseoir à côté de moi pour écouter la radio. Elle me regardait d’un air las et me répétait à chaque fois « Ce n’est pas bien de demander à une femme de s’expliquer ». À cette époque, je ne comprenais pas bien ce qu’il y avait à expliquer puisque toutes ses journées se ressemblaient et que mon père posait quotidiennement la même question plus par habitude que par volonté d’intrusion dans l’intimité de ma mère.
Aujourd’hui, face à Élisabeth, quand j’ai vraiment besoin de savoir pourquoi elle était partie il y a plus de vingt ans pour finalement revenir et m’appeler hier pour qu’on se parle, je me souviens de cette phrase maternelle tandis que tant d’interrogations me brûlent les lèvres. Je me dit que si elle m’a donné rendez-vous dans ce café du centre ville, c’est bien qu’elle va apporter des réponses à mes questions sans que j’ai besoin de les énoncer. Je l’ai rejointe sous la terrasse couverte pour, malgré la pluie intermittente, profiter de la douceur de ces premiers jours d’automne. Nous nous sommes embrassés maladroitement sur les joues. Nous avons commandé chacun un chocolat chaud et une crêpe, elle une à la confiture d’orange amère, moi au sucre. Alors que j’ai arrêté de fumer depuis longtemps, je suis passé au bureau de tabac d’à côté pour acheter un paquet de cigarettes et un briquet. Comme je retire brusquement le papier cellophane du paquet, elle sort de son sac sa vapoteuse pour m’accompagner.
- J’ai arrêté de fumer depuis cinq ans mais j’ai encore besoin de cette béquille, dit-elle en souriant d’un air amusé.
J’allume une cigarette, aspire profondément et rejette lentement la fumée d’abord par le nez puis par la bouche. L’une comme l’autre nous hésitons à entrer dans le vif de la conversation. Elle a gardé ce sourire provocateur et ce regard provocateur que je lui ai toujours connus. Elle me regarde dans les yeux et commence :
- J’ai souvent pensé à toi, François, pendant toutes ces années. Chaque fois que j’ai été en contact avec mes parents, je leur ai demandé de tes nouvelles. Au fil du temps, ils ont eu de moins en moins à me dire.
Je n’y tiens plus, je veux qu’elle en vienne au fait. Élisabeth enchaîne :
- Qu’est-ce que tu veux savoir ?
Je me suis senti autorisé à lui demander des explications :
- Pourquoi es-tu partie ? Qu’es-tu devenue pendant tout ce temps ? Que fais-tu aujourd’hui ?
- Doucement François, s’il te plaît. Une chose à la fois. Je suis partie parce que je n’étais pas prête pour la vie bien rangée qui m’attendait : trouver un travail, t’épouser, avoir des enfants avec toi. Je m’interrogeais sur le sens de ma vie et je n’en trouvais pas.
- Tu aurais pu m’en parler. J’aurais compris. Mais partir comme ça, disparaître sans donner de nouvelles, je ne saisis toujours pas. Est-ce que tu imagines ma peine et mon inquiétude ?
Le ton de ma voix était monté.
- François, arrête, s’il te plaît, ne ramène pas toujours tout à toi. Écoute ce que je te dis. Je vivais la vie que je m’étais choisi et j’aimais ça. Chaque année, mes parents sont venus me rendre visite et ils ont fini par accepter mon choix et par l’approuver, est-ce que tu ne peux pas faire pareil ?
- Si tout est comme tu l’as souhaité, pourquoi es-tu revenue aujourd’hui ?
Elle me regarde alors gravement et répond :
- Il y a deux ans, on m’a diagnostiqué une grave maladie et maintenant les médecins prétendent qu’il me reste environ six mois à vivre. Je suis revenue ici pour finir ma vie auprès de mes parents et afin de solder tout ce qui m’attache encore au passé.
Moi qui était venu ici pour tout savoir, qui demandait des explications quelques minutes auparavant, je restais sans voix. Nous nous taisons tous les deux et je pose délicatement et tendrement ma main sur la sienne. Une larme coule sur la joue d’Élisabeth.
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Erri De Luca – La nature exposée – Gallimard
Page 66 - « Je ne demande pas pourquoi, ce n’est pas bien de demander à une femme de s’expliquer. »
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