Venir au supermarché, c’est pas ma came. Une fois toutes les trois ou quatre semaines, ça m’suffit. Quelle idée aussi d’être venue alors qu’il fait quarante degrés dehors, j’aurais dû prévoir un p’tit gilet, j’ai froid, j’ai la chair de poule quand j’ouvre un frigo. Un soir où j’avais allumé la télé, c’est pas ma came non plus, pour trouver le sommeil, y’avait une pub pour une chaîne de supermarché, j’me rappelle plus laquelle, les publicités je ne les regarde que d’un œil distrait ou j’en profite pour aller chercher à boire dans le frigo, paraît que boire, ça aide à s’endormir, à se réveiller dans la nuit pour faire pipi aussi, je ne suis pas non plus le cœur de cible comme on dit, mais je me souviens que ça avait l’air gai et que ça respirait l’allégresse.
Bon voilà, j’ai enfin retrouvé le rayon « Soins du visage », paraît qu’ils changent les produits de place pour qu’on passe devant certains rayons et qu’on achète des choses dont on n’a pas besoin. Je veux juste une crème hydratante, elles sont où les crèmes hydratantes, crème de jour, crème de nuit, sérum anti-âge… elles sont là. Comme d’habitude, je ne sais pas laquelle choisir, sois je ne prends pas de risque et je prends la même que d’habitude, soit je change et alors il faut que je lise la liste des composants écrite en tout petit. Je suis allergique à l’huile d’argan, au beurre de karité et au baume du Pérou… c’est vraiment écrit tout petit, même avec mes lunettes, c’est emmerdant, je vais quand même pas acheter une loupe pour lire les étiquettes et les notices quand je viens au supermarché. Je lis, enfin j’essaie de lire sur trois boîtes et deux tubes, là c’est encore pire à déchiffrer. Finalement, je repose tout et je prends la même que d’habitude.
En plus, ce soir je suis à la bourre, sortie tard du travail et affamée, je vais devoir aussi me prendre une salade en barquette, pas au rayon frais parce que c’est compliqué de savoir quels ingrédients ont été utilisés. Là, c’est pas une question d’allergie, il y a tout ce que je ne digère pas : les poivrons avec la peau, les concombres, les brocolis… et aussi ce que je n’aime pas, la liste est courte et fermée : le maïs et les cœurs de palmier. Vraiment, je déteste les supermarchés, pour le papier toilette, les mouchoirs en papier, les boîtes de sardines ou de petits pois carottes, le riz… ça va je ne me pose pas trop de questions mais pour ce dont j’enduis mon corps ou partie et ce que je lui fais ingérer… D’ordinaire, j’achète des légumes frais ou des sachets mono-légume dans les magasins d’une enseigne de produits surgelés bien connue et je les cuisine moi-même avec des pâtes, des lentilles, du quinoa…
Je me dirige vers le frigo des salades en passant par les divers rayons épicerie, je reste indifférente aux promotions et aux têtes de gondoles, une règle à laquelle je ne déroge jamais, enfin presque, je ne sors du supermarché qu’avec les produits qui étaient sur ma liste en entrant. J’ouvre la porte du frigo, je prends une première barquette et commence à lire l’étiquette, non il y a du poivron, bon d’accord que trois pour cent, des fois quand je ne fais pas assez attention, je trie sur le bord de mon assiette les petits morceaux de ce que je ne veux pas manger, oui, oui, je sais, ça ne se fait pas. Je rouvre la porte, remets la barquette, en prends une autre.
Un homme ouvre la porte du frigo d’à côté, on dirait qu’il ne s’intéresse pas trop à ce qu’il y a dedans. Il me regarde du coin de l’œil. Est-ce quelqu’un que je connais ? Est-ce un vigile du magasin qui me soupçonnerait d’on ne sait quel forfait ? Est-ce quelqu’un à qui je pourrais plaire ? Est-ce tout simplement quelqu’un qui n’a pas de liste et hésite ? Tant pis ! Je me saisis de la première barquette venue et je me dirige vers une caisse traditionnelle avec une humaine ou un humain qui me dira « Bonjour, Madame ». J’essaie de regarder discrètement ce que fait l’homme que j’ai laissé face à son frigo.
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Elle est sortie tard du travail ; plus rien dans le frigo et ce matin, elle a vidé le tube de crème hydratante. Le supermarché en sortant du métro, c’est pas sa came. Il fait quarante degrés dehors. Elle n’a pas de gilet dans son sac à dos, ses poils se hérissent sur ses bras quand elle entre dans la petite galerie commerciale climatisée à fond. Direct, le bar à ongles elle n’y met jamais les pieds, ni les mains d’ailleurs, une pseudo boulangerie, elle préfère la vraie qui est près de chez elle, un cordonnier, heureusement on n’a pas besoin de faire refaire des talons ou des clés tous les jours, donc direction le supermarché.
D’abord la crème hydratante, voilà les rayons « Hygiène et Beauté »… « Soins du corps », « Soins capillaires », ah, « Soins du visage ». Elle veut juste une crème hydratante, elles sont où les crèmes hydratantes, son regard balayent les rayons, crèmes de jour, crèmes de nuit, sérums anti-âge… Elles sont là, elle regarde les boîtes, il y en a tellement, elle ne sait laquelle choisir, en plus, elle doit faire attention, elle est allergique à l’huile d’argan, au beurre de karité, au baume du Pérou… Soit elle prend la même que d’habitude, soit elle change et alors il faut qu’elle lise la liste des composants. Elle regarde cinq ou six boîtes ou tubes. Pouh ! souffle-t-elle en faisant la moue, c’est vraiment écrit tout petit, même avec ses lunettes c’est compliqué, il lui faudrait une loupe pour lire les notices et les étiquettes tant c’est écrit petit. Elle repose tout et prend la même que les fois précédentes. Maintenant, une salade en barquette.
Elle traverse rapidement les rayons épicerie pour aller au frigo des salades. C’est reparti avec la lecture des étiquettes. Elle ne digère pas les poivrons avec la peau, les concombres, les brocolis… et elle n’aime pas le maïs et les cœurs de palmier. D’ordinaire, le supermarché, c’est toutes les trois ou quatre semaines, pour le papier toilette, les mouchoirs en papier, les boîtes de sardines ou de petits pois carottes, le riz… ça va mais pour l’hygiène et la beauté, elle sourit à cette expression qui lui vient à l’esprit, et les plats préparés, c’est une autre paire de manches. D’habitude, elle achète des légumes frais ou des sachets mono-légume surgelés et les cuisine elle-même avec des pâtes, des lentilles, du quinoa… en plat à réchauffer ou en salades en fonction de ses envies et des saisons. Elle sort une barquette du frigo, non, il y a du poivron, bon d’accord, ce n’est que trois pour cent mais ça suffit pour qu’elle n’ait pas envie. Elle rouvre la porte, remet la barquette, en prend une autre.
Un homme s’est approché, il est face au frigo juste à côté du sien. Elle ne l’a pas vu arriver tant elle était concentrée sur la lecture de l’étiquette mais là, il a ouvert la porte, le mouvement a attiré son attention. Il n’a rien sorti du frigo, il se tient immobile, elle a l’impression qu’il la regarde du coin de l’œil. Qu’est-ce qu’il lui veut celui-là ? Elle prend la première barquette venue, au besoin elle triera sur le bord de son assiette les petits morceaux de ce qu’elle ne veux pas manger. Elle sait que ça ne se fait pas, elle a un peu honte quand elle le fait le midi devant ses collègues mais ce soir, elle est toute seule alors elle s’en fout.
Elle se dirige vers une caisse traditionnelle. « Bonjour, Madame » lui dit la caissière, elle lui répond par un sourire en posant la crème hydratante et la barquette de salade sur le tapis roulant. Elle est satisfaite, elle a réussi à ne pas se laisser tenter par les promotions et les têtes de gondoles, elle n’a pas déroger à la règle, elle va sortir du supermarché avec seulement les deux produits qu’elle avait prévu d’acheter. Elle tend la carte de fidélité du magasin à la caissière, bip, elle dit qu’elle va payer en carte bleue, sans contact, re bip. « Merci Madame. Au revoir . » Elle jette un coup d’œil vers le frigo des salades, dans l’allée juste en face de la caisse. L’homme n’est plus là.
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Ce matin, tu as terminé le tube de crème hydratante, avant tu t’en passais, tu disais qu’un coup de gant de toilette avec du savon de Marseille, ça suffisait mais maintenant que tu en as pris l’habitude, tu ne peux plus t’en passer. De toute façon, vu que t’es sortie tard du boulot, il faut que tu passes au supermarché pour prendre une barquette de salade.
Les supermarchés, tu n’aimes pas ça. Depuis que tu vas dans les magasins bio et chez les artisans -on dit comme ça maintenant pour le boucher, le boulanger...- et le primeur du coin de la rue -pour lui on dit toujours primeur tiens- c’est comme pour la crème hydratante, tu peux plus t’en passer. Ça se voit que tu en as les moyens, c’est vrai que tu n’es pas à plaindre, tu as un bon salaire alors tu peux te permettre ça.
Ça y est, voilà la galerie commerciale, tu aurais dû prendre un gilet en partant ce matin, avec quarante degrés dehors et la clim’ à fond quand tu vas entrer, tu vas avoir froid.
Objectif numéro un, crème hydratante, tu traces vers les rayons « Hygiène et beauté », « Soin de la peau »… les crèmes hydratantes, ah oui, elles sont là… lire les étiquettes, il ne te faut pas d’huile d’argan, de beurre de karité, de baume du Pérou à cause de tes allergies… c’est écrit trop petit, alors tu prends la même que les fois précédentes, tu n’as pas de temps à perdre. Ça c’est fait, maintenant objectif numéro deux, la salade en barquette. Tu vas encore faire ta difficile. Non, tu ne fais pas la difficile, juste tu n’aimes pas le maïs et les cœurs de palmier et tu ne digères pas les poivrons avec la peau, les concombres, les brocolis…
Là, tu vas resservir le couplet habituel, tu détestes les supermarchés, d’ordinaire, tu achètes des légumes frais ou des sachets mono-légume surgelés que tu cuisines avec des pâtes, des lentilles, du quinoa… en plat à réchauffer ou en salades en fonction des saisons, blablabla…
Tu ne l’as pas vu arriver celui-là. Évidemment, tu t’étais polarisée sur l’étiquette de ta salade. Qu’est-ce qu’il fait là planté devant la porte ouverte du frigo ? Tiens il te regarde du coin de l’œil, tu en fais autant. Il a l’air pas mal, tu trouves pas. Mais ça va pas non. Tu te vois aborder le premier venu dans un supermarché même s’il a un regard bleu-gris, entre mer et nuages, magnifique et mystérieux (tiens tu as remarqué la couleur de ses yeux, sourire) et un beau p’tit cul. Si, si, reconnais-le qu’il a un beau p’tit cul. Au lieu de sourire intérieurement, tu ferais mieux de lui sourire à lui, d’entamer une conversation sur un rien, sur la canicule, sur les étiquettes qui sont illisibles…
Au lieu de ça, tu prends la première barquette venue, c’est bien ça toi, et tu pars vers une caisse traditionnelle, c’est bien ça toi aussi, tu dis toujours que tu préfères le contact humain à la machine automatique. Tu dis « Bonjour Madame » à la caissière (ça t’aurait coûter quoi de lui dire juste « Bonjour Monsieur » à lui) parce que toi tu es polie, tu as été bien élevée. Tu es contente, tu n’as rien pris en plus de ta crème hydratante et de ta barquette de salade. Tu n’as pas craquer sur les promotions et les têtes de gondole.
Tu tends la carte de fidélité du magasin à la caissière, bip, tu dis que tu vas payer en carte bleue, sans contact, re bip, tu ne prends pas le ticket, c’est ton côté écolo, il ne se limite pas à ça, heureusement. « Merci Madame. Au revoir . » Tu jettes un coup d’œil vers le frigo avant de partir. L’homme n’est plus là.
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Textes écrits avec Les Mots dans le cadre du défi de l’été 2025 : « du petit plongeon au grand bain ». « Semaine 3 : On chantonne en brasse, pour révéler la voix narrative de son texte ».
Lundi matin, alors que j’attends le mail du lundi, j’écris sur le fil Whatsapp des participant·es au défi « [Je est une autre]. Madeleine ou Agnès », « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ». » Hasard objectif, j’aime particulièrement cette notion surréaliste ou est-ce simplement parce que la question de la voix, on se la pose toujours à un moment lorsqu'on écrit…
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Jours 15 à 17 : Le supermarché n’est pas l’objet fondamental de ces consignes, c’est un décor (le décor est important cependant) mais bien l’exploration des voix narratives.
Jour 15 : Imaginez une scène ordinaire dans un supermarché (si vous détestez cet endroit, c’est encore mieux. Si vous n’avez jamais franchi le seuil d’un supermarché, vous vivez une vie extra-ordinaire mais vous pourrez donc faire appel à votre imagination). Écrivez la scène au je, du personnage de votre choix.
Jour 16 : Reprenez le texte d’hier et écrivez le à la troisième personne. Attention, le personnage qui parle est le même, vous ne faites pas entrer un autre personnage, c’est un peu comme un Alain Delon qui parle de lui à la troisième personne. Ce changement de voix oblige à élargir l’angle et surtout à ne pas être que dans la tête du personnage, mais dans les mouvements et le corps.
Prenez le temps de comparer les deux textes afin d’éprouver par vous-même ce que l’une et l’autre des deux voix permettent. Je vous parlerai de cela jeudi dans le vocal mais je vous laisse expérimenter avant.
Jour 17 : Reprenez la scène, toujours la même (on adore rester au supermarché, il y fait frais) et vous écrivez la scène au tu. Maria Pourchet dit que la voix du tu ne doit être utilisée que pour les choses tues. Les tu qu’elle utilise (dans Feu ou dans Toutes les femmes sauf une) sont des tu adressés à soi-même. On ne désigne pas un autre par le tu (attention à l’invective dans ces cas-là) mais soi. Tentez cette nage, et voyez ce que vous ressentez.
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