La boîte à secrets
Enfant, Madeleine avait une boîte à secrets, elle les voyait plutôt comme des trésors, les secrets d’alors étaient légers comme l’air, petits comme les bobos quand elle s’écorchait les genoux en tombant. Elle l’entrebâillait parfois pour les montrer à ses sœurs et à ses copines. Pêle-mêle, elles entrapercevaient un caillou beige poli par l’eau de la rivière, une pâquerette qu’elle avait fait sécher entre deux pages d’un livre, une plume de pie, un ruban rouge, une feuille de tilleul toute rabougrie… À l’âge adulte, elle a repris cette habitude d’enfermer des trésors dans une boîte, celle de l’appareil photo. Elle a photographié des ombres et des reflets qui étaient là comme les fantômes de ses morts et de leurs secrets emportés, des siens aussi.
Vers onze ans, Madeleine a commencé à noter tout ce qui concernait son jardin secret dans un journal intime. Ce n’était pas un carnet avec un de ces jolis petits cadenas dorés, c’était un cahier d’écolière à grands carreaux. Elle y déposait ses secrets d’adolescentes, elle voulait les garder pour elle mais pour certains, ils commençaient à lui serrer le cœur et à peser sur sa vie. Quelques années plus tard, pas beaucoup, elle a s’est mise à fumer et à souffrir d’insomnie. Ce n’est qu’à l’âge adulte, autour de ses trente ans, qu’elle s’est décidée à consulter comme on dit pudiquement.
Au fur et à mesure que Madeleine avançait dans l’âge, elle était dépositaire de secrets de plus en plus durs et lourds à porter. Elle avait du mal à se confier, à confier les secrets qui la dévoraient de l’intérieur. Très tôt, aux alentours de l’âge de raison, elle n’avait trouvé qu’une solution pour ne pas se laisser couler, le mensonge. À ses propres secrets, se greffaient ceux qu’elle soupçonnait chez ses très proches, ces secrets dont ils n’arrivaient pas à se libérer. Les chagrins et les blessures qu’elles devinaient, dont on ne se délestait pas en famille. Elle n’a jamais osé poser les questions frontalement même quand elle en aurait eu la possibilité.
Quand sa sœur, Nathalie, a été « suivie », seulement suivie, elle ne le sait toujours pas. Elle a refusé d’aller chez un médecin pour se faire examiner et en parler. Elle aurait pu essayer à ce moment-là, évoquer les attouchements, les viols répétés. Si ça n’avait rien à voir avec ce qu’elle avait vécu, est-ce que ça n’ajouterait pas à sa souffrance ? Ni ce jour-là ni plus tard. Madeleine a longtemps porté la culpabilité de n’avoir pas su dire, partager se persuadant que les multiples tentatives de suicide et hospitalisations de sa sœur en psychiatrie ont pour origine une violence de même nature que celle qu’elle a supportée. Elle est en colère contre les autres, contre elle-même.
Déjà, toujours, l’idée de ne pas blesser ; quand elle sait combien les silences accumulés se font bruyants et pesants, elle ne veut pas ajouter sa peine à celle des autres. Longtemps après, Madeleine apprendra que le faire lui aurait permis d’avoir une meilleure vie et que parler peut aussi aider les autres. Sachant le temps nécessaire pour soigner les blessures et pour que les cicatrices s’estompent, elle est patiente, ce n’est pas toujours facile, avec les autres, elle ne rouvre pas les plaies, elle se répète, elle répète, qu’elle n’est pas compétente. Et puis, à quoi ça servirait, elle le dira souvent à Nathalie, elle n’est pas psy. Elle peut juste la soutenir matériellement et par sa présence quand elle va très mal.
Madeleine l’a fait, elle est allée pendant des années s’asseoir, s’allonger, parler ou se taire chez le psy, ça l’a aidée, ça l’aide encore aujourd’hui. Quand elle a fini par mettre les vrais mots dessus, c’était trop tard pour porter plainte, il y avait prescription. Quelques mois après les insomnies ont petit à petit disparu et elle a cessé définitivement de fumer et de prendre des antidépresseurs. Les mots écrits ne peuvent remplacer les mots dits tout haut, les mots murmurés ne peuvent remplacer les mots hurlés, ils aident sur le chemin et c’est déjà beaucoup.
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Laisser papa rejoindre maman...
À l’invitation de la cadre de santé, Agnès entre dans le petit cabinet médical de l’EHPAD. C’est le même qu’il y a juste quatre ans et quelques jours. Un bureau. Deux chaises d’un côté, une pour le médecin, elle, ce n’est pas la même ; l’autre, un peu en retrait, pour l’infirmière, elle, c’est la même. Deux de l’autre côté pour la famille du patient. Elle sait pourquoi elle est là, elle est seule, enfin pas vraiment, elle est la personne de confiance, elle représente ses sœurs et son frère avec qui elle en a longuement parlé la veille.
Pour sa mère déjà, elle n’avait pas eu de doute. Quelques semaines avant, pour la fête des mères, elle était allongée sur un lit, ne prononçait que des phrases incohérentes et murmurait des bribes de prières… Il faisait chaud. Elle refusait de boire l’eau gélifiée qu’on lui proposait, sa bouche était sèche. Agnès dénoyaute quelques cerises qu’elle a apportées. On lui dit que c’est de sa responsabilité, on craint une fausse route. Elles sont fraîches. Elle les a toujours aimées ainsi. Noires, pulpeuses et juteuses. L’espace d’un instant, un sourire. Dans le petit bureau, elle s’était souvenu que sa mère disait des personnes qui arrivait à la fin de leur vie, « ça c’est pas une existence ». C’était sa façon à elle de dire qu’elle refusait l’obstination déraisonnable si un jour elle se retrouvait dans la même situation. Alors oui, ils sont d’accord pour qu’on arrête les traitements, de la nourrir de crèmes desserts hyper-protéinés, de viandes et légumes hachés ou mixés, de lui faire boire de l’eau gélifiée. Elle va donc pouvoir bénéficier de la sédation profonde et continue, c’est tout ce que la loi autorise. Pour Agnès, ce n’est pas ça permettre à quelqu’un de mourir dans la dignité. Elle en a parlé avec son frère et ses sœurs qui en conviennent mais ils n’ont pas d’autre moyen que celui-là.
Un après-midi, quelques heures avant qu’elle meure, le père a demandé : « Est-ce qu’elle va mourir étouffée ». Lui, c’est un ancien mineur, il étouffe à cause de la silicose. Agnès voudrait bien lui répondre que non mais elle lui doit la vérité alors elle murmure « Je ne sais pas ». Le moment venu, ils sont tous là, près du lit, une dernière longue expiration, elle n’a pas étouffé, le père l’a entendu et vu. Ils ont continué à s’organiser pour venir lui rendre visite chacun un week-end par mois, ils habitent loin, ils travaillent loin. Les derniers mois, un monsieur, un ancien mineur aussi, qui vient voir son épouse dont il ne peut plus prendre soin à la maison, passe le saluer, et jusqu’au dernier jour, jamais il n'utilisera son nom de famille, tout le temps P'tit Louis. Au fond, pas de nom, un matricule, un numéro de lampe et un sobriquet, celui du père, c'était P'tit Louis. C'est ainsi que l'appelaient, lorsqu'ils se croisaient en ville ou sur le marché, les autres mineurs qui avaient fait équipe avec lui. D’autres avec qui il avait travaillé longtemps au fond, en tandem, lui donnait du « Comment ça va, mon homme ». Elle veut croire que ces courts passages ont été pour lui de petits moments de joie au mitan des jours où ses enfants étaient absents.
Pour le père, les années qui ont suivi la mort de la mère ont été longues, très longues, trop longues. Des hauts et des bas, tant pour le moral que pour la santé. Lorsqu’elle lui a rendu visite le week-end précédent, il a refusé les bonnes choses, celles qu’il aimait qu’elle lui a apportées à manger. Sans qu’elle s’y attende, il lui a dit :
- Je veux aller rejoindre ta maman.
- Papa, tu sais où elle est la maman ?
- Oui au cimetière.
Elle était restée sans voix. Dans un moment de lucidité dans le brouillard de la maladie d’Alzheimer, il avait dit ce qu’il souhaitait maintenant, elle voulait croire qu’il en serait ainsi. Agnès sait que dans quelques minutes, après un entretien très professionnel et profondément humain avec les soignantes, elle répondra oui quand il s’agira de laisser papa rejoindre maman. Elle est la personne de confiance, elle est l’aînée, par deux fois, c’est elle qui aura dû dire qu’ils sont d’accord pour que tout s’arrête.
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Textes écrits avec Les Mots dans le cadre du défi de l’été 2025 : « du petit plongeon au grand bain ». « Semaine 2 : On mouille le cou, pour fouiller ses obsessions d'écriture et trouver son sujet ».
Jour 13 : L’exercice que je vous propose aujourd’hui est dérangeant. Vous voilà prévenus. Vous devez commencer à comprendre que pour moi, l’écriture a à voir avec ce que l’on tait, ce que l’on ne peut pas saisir autrement que par elle. Il ne s’agit pas de thérapie, c’est un autre cadre, d’autres enjeux ; l’écriture permet une réappropriation de soi, une manière d’explorer les choses tues.
Olivia Rosenthal est une romancière et dramaturge, qui expérimente des formes, des manières de saisir l’écriture. Elle a écrit notamment Un singe à ma fenêtre, un roman qui porte en soi le rapport à l’écriture (elle obtient une bourse pour aller écrire sur les répercussions des attentats au gaz sarin de 1995 au Japon mais elle se rend compte que l’écriture l’invite ailleurs, sur d’autres trajectoires).
Voici l’extrait que je vous propose de prendre comme support pour la consigne d'aujourd'hui :
Répondez-y avec le plus de franchise possible, ou si vous n’avez pas envie de le faire en vous prenant comme sujet, faites-le pour vos personnages ou pour un personnage fictif, le secret que quelqu’un porte permet d’affiner une psychologie et surtout de fabriquer des failles à un personnage, ce qui est nécessaire pour créer l’empathie du lecteur (même si le personnage est antipathique, oui oui).
Jour 14 : Une fois que vous avez posé une forme d’intention, que vous avez identifié de quoi vous avez envie de parler (et encore une fois, cela peut être uniquement votre envie du jour), demandez-vous comment faire redescendre cette intention dans le concret, quelle scène pourrait vous aider à incarner cette notion, à répondre à votre question. Fonctionnez vraiment par images, et réfléchissez à trois images différentes, trois scènes différentes qui peuvent incarner ce motif.
Aussi, je vous invite à faire pareil, faire ce recensement de scènes (trois est un minimum) et ensuite, écrire quelques mots dessus (ou vous écrivez chaque scène en entier).
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