En
levant la tête, elle a croisé son regard. Impossible d'aller plus
haut sans se faire drone, et regarder dans les yeux, la pierre
étrange. Animal improbable. Sculpté par le temps. Face à l'océan.
Elle
: Je suis en avance.
Gargouille
: Il est des jours où le temps ne compte plus.
Elle
: J'ai rendez-vous.
Gargouille
: Avec... ?
Elle
: Je ne sais plus, j'ai oublié.
Elle
est assise devant l'église, sur la borne de pierre près de
l'entrée.
Gargouille
: Le temps semble long surtout quand on regarde l'horizon. L'espace
étire le temps, ce qui fait qu'il n'est plus ni linéaire ni
circulaire. Il devient volume et la vie s'y déploie. Tu as remarqué
?
Elle
: On pourrait partir.
Gargouille
: Où çà ?
Elle
: Je ne sais pas.
Gargouille
: Pourquoi partir ? Il fait si doux ici...
Elle
: Histoire de voir d'autres horizons, de voir le temps doux, le temps
dur, le temps chaud, le temps froid et tutti quanti...
Gargouille
: De toutes façons je ne peux pas, mes attaches sont ici. Tu as vu
la pierre d'où je sors ? Et puis tu ne trouves pas que la vue est
quand même belle d'ici ?
Elle
regarde la rue pavée. C'est l'ancien quartier de la ville. Le soleil
s'y cache. Entre deux murs. L'on peut entendre le bruit des vagues
contre les rochers.
Elle
: J'ai froid.
Gargouille
: Marche un peu...
Elle
: Je ne vois que le cimetière au dessous de toi.
Gargouille
: Promène toi. Dans le jardin, ils ont planté des rosiers et puis
des carrés de buis. Ils ont nettoyé les allées.
Elle
: Qu'est-ce qu'ils y ont mis ?
Gargouille
: J'ai beau me pencher je ne vois rien d'ici.
Elle
: Verveine citronnelle, romarin, marjolaine... il y a autre chose
aussi... lavande peut-être.
Gargouille
: Et les tombes... Tu vois leurs noms ?
Elle
parcourt les allées. Examine une à une les pierres. Les contourne.
Peu de fleurs fraîches en cette saison. Seulement des potées en
céramique qui en miment les couleurs.
Elle
: Ce ne sont que des noms communs.
Gargouille
: Des noms de par ici ?
Elle
: Oui, des noms de vieux métiers, de lieux-dits...
Gargouille
: Avec le temps, rien ne tient, tout s'efface.
Elle
: Et tout s'en va ?
Elle
fait mine de chanter...
Gargouille
: oui, loin, loin, loin, par delà les frontières.
Il
fait mine de l'accompagner... La bouche tendue vers le ciel, il
hulule. Elle cligne des yeux. Elle accommode et voit soudain un
détail.
Elle
: Tu as vu ton bras ?
Gargouille
: Il s'est cassé à force d'intempéries.
Elle
: Alors ils te l'ont rabouté avec du zinc ?
Gargouille
: Oui, il chante deux sons à la fois quand il pleut.
Elle
: Tu te crois diphonique ?
Gargouille
: Je m'amuse parfois tout seul, par jour de grand vent. Je les fais
résonner.
Elle
: Tu crois chanter par le bras ?
Gargouille
: Tu peux ne pas me croire...
Elle
: Tiens, tu pleures ?
Gargouille
: Ce n'est rien, ce n'est que la pluie qui coule sur mon visage.
Elle
: C'est ce qu'on dit. Cela doit t'arriver quand même d'être triste,
depuis le temps que tu es coincé là.
Gargouille
: Quand on n'attend plus rien. On est léger. On n'est plus triste.
Elle
: Qu'est-ce que tu attendais... avant de ne plus attendre ?
Gargouille
: Je ne sais plus...
L'hiver
avance. Elle avait cru entendre des voix. Elle avait tendu l'oreille.
Cristal
de roche et de zinc. Le
vent est arrivé. Il a amené ses dialogues absurdes, ses histoires
hallucinées. Il y avait encore bien d'autres gargouilles au haut des
murs.
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François
Bon
a été à l’origine de ces échanges le premier vendredi de chaque
mois, que j’ai découverts alors qu’ils étaient coordonnés par
Brigitte
Célérier
; Angèle
Casanova
a pris le relais à partir de novembre 2014. Je remplace Angèle
depuis bientôt un an.
Aujourd’hui,
j’ai donc le très grand plaisir de recevoir Lanlanhûe pour ces
Vases Communicants et de publier son texte sur La dilettante. Nous
avons choisi d’écrire chacune sur le thème de la gargouille.
Je
la remercie d'accueillir mon texte « Sentinelle de granit »
sur « Rencontres improbables ». Appréciant les photos et les textes l'une de l'autre depuis longtemps, la nôtre ne l'était indubitablement pas.
dialogue où les mots sont des cailloux doux...
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