« On
finit toujours par devenir un personnage de sa propre histoire. »
Lacan,
Écrits (1966)
Quand
ça a sonné à la porte, je n'attendais personne, personne ne me
rend plus jamais visite ; j'ai quand même regardé par le
judas. Elle était là, ça faisait plus de vingt ans. Je ne
m'attendais pas à ce que ce soit elle… enfin, c'est pas tout à
fait vrai, j'ai toujours su qu'un jour elle me retrouverait… j'ai
toujours su que ce moment arriverait. Elle sait être si patiente, si
opiniâtre, si méthodique.
J'ai
ouvert, elle a souri ; ce sourire froid et méprisant que je lui
connaissais si bien. Je remarque quelques mèches blanches dans ses
cheveux blonds, quelques ridules aux coins de ses paupières...
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Bonjour, puis-je entrer ? demande-t-elle d'une voix calme et
posée que je ne lui avais jamais entendu. Je m'efface pour la
laisser passer et l'invite à s'asseoir dans la cuisine. De toute
façon, pas de salon et la chambre, c'est plus possible.
-
Comme d'habitude, un whisky avec de la glace ? m'entends-je lui
demander d'une voix blanche.
Elle
acquiesce d'un signe de tête. Je vais chercher la bouteille près de
mon lit, la laisse sur la table en formica puis me saisis de deux
verres dans le buffet.
Quand
je me retourne, elle est là, calme, un .38 à la main ; j'ai
toujours su qu'elle était fascinée par les armes à feu mais
j'l'aurais jamais cru assez cinglée pour en posséder une. J'ai
pensé : c'est un substitut phallique, cette arme mais j'ai
fermé ma gueule, ça n'aurait rien arranger, comme si quelque chose
pouvait encore s'arranger.
Ça,
vraiment, j'm'y attendais pas, elle a toujours été raide dingue
mais j'pensais que les choses se termineraient autrement, par le
dialogue… elle m'a toujours fait chier avec ces trucs, elle disait
qu'elle était laca… j'sais pas quoi, lac… mes couilles !
J'ai
posé les deux verres devant moi, tiré le tabouret de sous la table
et me suis assis face à elle. J'ai attendu. Sans rien dire.
Je
sais qu'elle est toute mouillée ; elle éprouve une jouissance
certaine à sentir le poids de l'arme dans sa main, à anticiper le
glop du tir assourdi par le silencieux. Elle a tout prévu la salope
sauf une chose, j'en ai rien à foutre de crever dans ce taudis où
j'croupis depuis ma sortie de prison. Moi la prison, elle l'hôpital
psychiatrique.
J'l'avais
trahie, trompée, j'm'étais servie d'elle pour les approcher, les
liquider. C'qu'elle sait pas, c'qu'elle saura jamais, c'est que
j'l'ai aimée, vraiment aimée, que j'l'ai dans la peau, qu'en ce
temps-là c'était pas à l'extrémité de son revolver qu'elle me
tenait mais par le bout d'la queue ; elle ne pourrait ni
l'entendre ni le concevoir.
Le
moment de vérité approche. Je ne dis rien, elle non plus. On attend
juste qu'elle appuie sur la détente.
©
Marie-Noëlle Bertrand ; d'après Ettore Scola :
Janet
Âgren dans « La plus belle soirée de ma vie ».
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Ce
texte a été publié pour la première
fois sur « annesodiversetvariations »,
le blog d’Anne-Sophie Bruttmann,
dans le cadre des Vases
Communicants de février 2016.
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(à
suivre, ici même, la semaine prochaine)
Je me suis pris d'un coup — allez savoir pourquoi — à penser à Benacquista! J'attends la suite....
RépondreSupprimerLorsque je l'ai écrit, j'avais plutôt en tête des images et des dialogues des vieux films en noir et blanc avec Gabin, Ventura,... mais ta référence est flatteuse. Merci de la visite et bonne soirée.
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