Entends-tu ?
Entends-tu nos voix qui se sont tues ? Entends-tu derrière nos
voix l’étendue du silence qui nous sépare ? Vois-tu dans
cet éternel présent de nos regards le lien qui nous unit,
maintenant que tes yeux se posent sur nous ?
Toi,
la petite fille sur cette photo, ta voix je l’ai entendue, tu étais
ma grand-mère. Nous avons passé de longs après-midis ensemble, tu
m’as appris à tricoter et à broder. Nous avons beaucoup bavardé,
tu as souvent évoqué la Seconde Guerre mondiale et l'enfance de ma
mère et de mes deux oncles.
Mais
de l'époque de cette photo, jamais nous n'avons parlé ; moi,
je n’ai pas posé de question sans doute par timidité ou crainte
de t'attrister ; toi, tu n'as rien dit sans doute par pudeur ou
parce que la blessure n'était pas totalement refermée. Ce que je
sais de ce temps-là, c’est ma mère qui me l’a raconté.
La
piqûre de l’Épine noire –celle du prunellier- la septicémie,
la mort de ton père… alors que tu n'as que quatorze ans. Tu me
parais pourtant bien petite, ici, entre tes deux frères. Tu
t'agrippes à la main de l'un comme pour ne pas sombrer et tu
t'appuies sur le genou de l’autre comme pour trouver un appui pour
l'avenir.
Et
puis derrière, la mère, cette figure tutélaire, c’est mon
arrière-grand-mère ; elle, je ne l’ai pas connue. C'était
une maîtresse femme -on ne dit plus cela aujourd'hui- qui a décidé
de continuer la tâche de son mari et a repris la ferme avec le plus
âgé de ses fils. Elle a travaillé avec obstination et ténacité.
Elle vous a aimé, certainement comme on aimait alors ses enfants,
avec distance et retenue. Elle vous a conduit vers l'âge adulte avec
autorité et bienveillance, s'acquittant à la fois du rôle du père
et de celui de la mère. Puis chacun des enfants s'est marié et a
suivi son propre chemin mais ils restèrent fort attachés les uns
aux autres et les liens entre leurs enfants furent plus de frères et
sœurs que de cousins et cousines.
Oui,
j'entends vos voix... Je devine sur le visage des uns la tristesse et
la mélancolie, sur celui des autres la détermination et la
résolution ; parfois ces sentiments entremêlés.
Toute
votre vie est inscrite dans cette photo solennelle qui m'est parvenue
par le biais de trois générations de femmes, de maîtresses femmes.
Que
m'avez-vous légué ? Des valeurs que je porte parfois contre
vents et marées, et qui me fondent et me constituent en partie.
Ce
texte a été publié pour la première fois sur « Chronique
des pas perdus », le blog de Sylvie Pollastri,
dans le cadre des Vases
Communicants d’avril
2016.
Quand
nous avons commencé à parler de cet échange, Sylvie Pollastri m'a
envoyé une photo ancienne… Cela m'a tout de suite fait penser à
cette photo de famille que je gardait, avec quelques autres, dans un
carton près de mon bureau depuis plus de deux ans. Je souhaitais
écrire à partir de celles-ci, cet échange aura été le déclic
d'une première tentative.
L'incipit,
et donc le titre, sont de Sylvie que je remercie une fois encore.
ces photos qui parlent et où tant de vies s'y disent
RépondreSupprimerJe me disais aussi que ce texte et cette photo ne m'étaient pas inconnus!
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