vendredi 2 septembre 2016

Vases Communicants du 2 septembre 2016 : Invité : Franck Queyraud : Sans titre



Sans titre par Franck Queyraud
(Vase communicant - #56 - Septembre 2016)



Photographie de Marie-Noëlle Bertrand
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Il regardait le monde avec un air suranné et toujours son clope au bec. On ne savait jamais s'il était triste ou ironique. Il ne disait jamais rien de blessant, les rares fois où il parlait. Il souriait et vous tournait le dos. Sa main qui tenait la cigarette faisait un geste de salut. Il repartait comme il était apparu. Il écoutait tout ce que chacun avait à dire. Il ne participait pas aux discussions. Un jour, il vous rappelait que vous aviez dit ceci et que vous aviez dit cela. Et il pouvait s'être écoulé dix ans. Je l'avais surnommé Sans titre. Quand je lui ai avoué : il a souri, toujours son clope au bec. Il s'est retourné et m'a salué de dos en levant sa main d'où s'échappait une fumée blanchâtre.

Sans titre pouvait aussi s'entendre comme sans légitimité pour parler ou donner son avis. Il composait ici ou là des poèmes avec un vocabulaire simple, des mots de tous les jours, les mots des ouvriers. Et, je ne comprenais pas comment il faisait mais une belle mécanique sonore naissait qui favorisait la compréhension, enclenchait une image à laquelle vous n'aviez pas pensé, déclenchait une sensation inédite voire une émotion. Il ne souhaitait pas envoyer ses poèmes à un éditeur pour les voir couchés sur du papier, puis, dormir sur les rayonnages d'une bibliothèque.

Il préférait les dire, ses poèmes. Il répétait souvent que ce n'était pas des poèmes mais les photographies d'un instant. Ce qui dévalorisait son travail. Les mots lui étaient venus ainsi, il n'en faisait pas tout un plat. Être un artiste, un peintre ou un poète, était pour lui, un supplément d'âme, une conscience choisie mais en aucun cas, un métier ou une position dans le monde. Il ne cherchait pas à comprendre si son poème était issu de la lecture de machin ou de bidule, qui étaient célèbres selon lui, pour de mauvaises raisons.

Il est mort en tombant dans un puits, avec sa besace de poèmes. C'est une histoire vraie. Je n'ai jamais eu la présence d'esprit de les noter, pourtant je m'apprêtais à devenir un gardien de la mémoire des hommes, un bibliothécaire. Je m'en veux aujourd'hui mais peut-être machinalement, suis-je resté fidèle à sa pensée, celle de l'instant présent. Sa mort n'était pas plus bête qu'une autre. Nous marchons tous au bord du gouffre de l'ignorance, des mythes et de la religion. Tomber au fond d'un puits pour mourir étaient en quelque sorte sa manière d'éviter au fossoyeur la peine de creuser une tombe. Je reconnais bien là sa philosophie de l'incognito.

Silence.

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François Bon a été à l’origine de ces échanges le premier vendredi de chaque mois, que j’ai découverts alors qu’ils étaient coordonnés par Brigitte Célérier ; Angèle Casanova a pris le relais à partir de novembre 2014. Je remplace Angèle depuis le mois de novembre dernier.


Aujourd’hui, j’ai donc le très grand plaisir de recevoir Franck Queyraud pour ces Vases Communicants et de publier son texte « Sans titre » sur La dilettante. Nous avons choisi d’écrire chacun sur une photo de l’autre.
Je le remercie d'accueillir mon texte « Fractales » sur son blog : « Flanerie quotidienne ».


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