Sans
titre par Franck Queyraud
(Vase
communicant - #56 - Septembre 2016)
Photographie de Marie-Noëlle Bertrand |
.
Il
regardait le monde avec un air suranné et toujours son clope au bec.
On ne savait jamais s'il était triste ou ironique. Il ne disait
jamais rien de blessant, les rares fois où il parlait. Il souriait
et vous tournait le dos. Sa main qui tenait la cigarette faisait un
geste de salut. Il repartait comme il était apparu. Il
écoutait tout ce que chacun avait à dire. Il ne participait pas aux
discussions. Un jour, il vous rappelait que vous aviez dit ceci et
que vous aviez dit cela. Et il pouvait s'être écoulé dix ans. Je
l'avais surnommé Sans titre.
Quand
je lui ai avoué : il a souri, toujours son clope au bec. Il s'est
retourné et m'a salué de dos en levant sa main d'où s'échappait
une fumée blanchâtre.
Sans
titre
pouvait aussi s'entendre comme sans légitimité pour parler ou
donner son avis. Il composait ici ou là des poèmes avec un
vocabulaire simple, des mots de tous les jours, les mots des
ouvriers. Et, je ne comprenais pas comment il faisait mais une belle
mécanique sonore naissait qui favorisait la compréhension,
enclenchait une image à laquelle vous n'aviez pas pensé,
déclenchait une sensation inédite voire une émotion. Il ne
souhaitait pas envoyer ses poèmes à un éditeur pour les voir
couchés sur du papier, puis, dormir sur les rayonnages d'une
bibliothèque.
Il
préférait les dire, ses poèmes. Il répétait souvent que ce
n'était pas des poèmes mais les photographies d'un instant. Ce qui
dévalorisait son travail. Les mots lui étaient venus ainsi, il n'en
faisait pas tout un plat. Être un artiste, un peintre ou un poète,
était pour lui, un supplément d'âme, une conscience choisie mais
en aucun cas, un métier ou une position dans le monde. Il ne
cherchait pas à comprendre si son poème était issu de la lecture
de machin ou de bidule, qui étaient célèbres selon lui, pour de
mauvaises raisons.
Il
est mort en tombant dans un puits, avec sa besace de poèmes. C'est
une histoire vraie. Je n'ai jamais eu la présence d'esprit de les
noter, pourtant je m'apprêtais à devenir un gardien de la mémoire
des hommes, un bibliothécaire. Je m'en veux aujourd'hui mais
peut-être machinalement, suis-je resté fidèle à sa pensée, celle
de l'instant présent. Sa mort n'était pas plus bête qu'une autre.
Nous marchons tous au bord du gouffre de l'ignorance, des mythes et
de la religion. Tomber au fond d'un puits pour mourir étaient en
quelque sorte sa manière d'éviter au fossoyeur la peine de creuser
une tombe. Je reconnais bien là sa philosophie de l'incognito.
Silence.
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François
Bon
a été à l’origine de ces échanges le premier vendredi de chaque
mois, que j’ai découverts alors qu’ils étaient coordonnés par
Brigitte
Célérier
; Angèle
Casanova
a pris le relais à partir de novembre 2014. Je remplace Angèle
depuis le mois de novembre dernier.
Aujourd’hui,
j’ai donc le très grand plaisir de recevoir Franck Queyraud pour
ces Vases Communicants et de publier son texte « Sans titre »
sur La dilettante. Nous avons choisi d’écrire chacun sur une photo
de l’autre.
Je
le remercie d'accueillir mon texte « Fractales » sur son
blog : « Flanerie
quotidienne ».
Puits profond de la vérité quand elle est poésie...
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