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1 -
Elle
n'est pas arctophile. Pourtant, chez elle, nous sommes deux. Celui
qu'elle a reçu tardivement et avec qui elle dort. Et moi, qui de
là-haut surveille son sommeil.
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2 -
Elle
ne me murmure plus à l'oreille ses petits secrets, ses grands
chagrins ; au demeurant, d'oreilles, je n'en ai plus depuis
belle lurette.
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3 -
Quand
elle me regarde, elle sait tout de mon membre fantôme, elle sait
comment au fil du temps ma patte droite s'est vidée de toute
matière.
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4 -
Du
monde je ne vois plus rien ; depuis des lustres, j'ai perdu mes
yeux qui ont été remplacés par quelques traits de fil noir. Mais,
moi, je la sens quand elle farfouille pour étendre ou repasser le
linge, quand elle s'installe près du secrétaire en haut duquel je
suis perché sur un tourne-disque orange. Quelquefois je l'entends
rire ou pleurer.
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5 -
De
là-haut, je veille sur ses nuits. Elle a connu de longues heures
d'insomnie mais depuis quelques temps, ça va mieux ; elle se
couche tard, trop tard mais dort comme un bébé.
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6 -
Elle
ne me parle pas plus beaucoup ; d'ailleurs, depuis longtemps,
elle dort avec un autre qui est arrivé dans sa vie l'année de ses
dix-huit ans. Elle est née un 12 décembre. Moi, je fut le cadeau de
sa marraine pour son premier Noël.
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7 -
Elle
ne me prend plus dans ses bras mais elle ne s'est pas lassée de moi.
Elle dit parfois qu'elle m'aime autant qu'avant mais que je suis
devenu trop fragile, que je ne supporterais pas ses agitations
nocturnes. L'autre est plus robuste, c'est tout.
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8 -
Pour
me protéger de la poussière et éviter que mes membres ne se
dégarnissent plus, elle m'avait mis une ancienne grenouillère de
son neveu. J'ai réussi à lui faire comprendre que ça ne me
plaisait pas et que je préfère rester nu.
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9 -
Le
temps a laissé son empreinte sur mon corps. Elle a tenté d’en
circonscrire les ravages apparents. L’aiguille et le fil furent
ses armes contre le délabrement.
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10 -
Quand
mes yeux en verre sont tombés, elle les a remplacés par quelques
traits de fil noir grossiers et maladroits. Elle fit de même pour ma
bouche et ma truffe lorsqu’elles s’effilochèrent.
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11 -
Là-haut,
sur le secrétaire, assis sur le tourne-disque orange, je suis bien
tranquille. Quand des enfants lui rendent visite, ils n’ont pas
accès à mon refuge. Si toutefois ils demandent, elle refuse
expliquant que les ans m’ont rendu trop fragile. Au fond, elle
pense que je ne suis pas un jouet, que je suis le compagnon et le
confident de toute une vie.
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12 -
Mes
joues et mon menton sont reprisés pour compenser l’usure du tissu
devenu presque transparent. Des sutures primaires ont stoppé
l’épanchement de la bourre qui me remplit au niveau des pattes et
du cou. D’ailleurs, l’autre a, lui aussi, des points de suture au
niveau du cou. Ils sont masqués par un bandana rouge.
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13 -
Il
existe des cliniques où l'on répare les ours en peluche mais ni
elle ni moi ne voulons que j'y aille. Nous tenons tous les deux à
conserver les marques que le temps dépose sur notre corps et notre
âme.
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14 -
Que
deviendrai-je quand elle ne sera plus là ? Quelqu'un
voudra-t-il encore de moi ?
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Ce
texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de
l'été 2016 : « back
to basics, 3 | 14 fois vers le même objet
»
proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.
C'est chouette. Joli choix pour l'objet, belle chronologie. Ca sent la poussiére, pas celle qui tombe, celle qu'on voit dans les rayons du soleil. (Manque le verbe avoir au milieu du 10) Merci. Je participe aussi aux ateliers cités, mais en moins bien.
RépondreSupprimerMerci pour la remarque : j'ai rajouté le verbe avoir pour le 10.
RépondreSupprimerMerci aussi pour ce commentaire qui m'encourage à continuer.
Pour ce qui est est des ateliers, il n'y a ni mieux ni moins bien n; il y a ceux qui nous parle plus et ceux pour lesquels nous avons plus de mal. Bon fin d'après-midi. Marie-Noëlle
petits ours aveugles et estropiés, vous avez donc une âme... ;-) merci !
RépondreSupprimer(je passe parfois devant des magasins où on répare les ours, et n'ai jamais osé y rentrer. Mais j'ai souvent pris une aiguille pour réparer peut-être bien maladroitement leurs bras et jambes. )
autoportrait en creux, rejoignant ainsi un autre atelier. l'ours en peluche n'est pas tout à fait un objet, proche de l'animal de compagnie (ce n'est qu'un point vue). bonne journée à vous
Supprimeren vous lisant, j'ai appris deux choses: d'abord un mot "arctophile" et que les marques du temps peuvent animer un inanimé... Bien joué Marie-Noëlle!
RépondreSupprimerOups... Voici le bon lien : http://ladilettante1965.blogspot.fr/2015/03/arctophile-vous-avez-dit-arctophile.html
SupprimerMerci à vous Christine pour cette lecture. Pour ce qui est du mot "arctophile", je l'ai découvert à cette occasion https://www.blogger.com/blogger.g?blogID=2558463807957026609#editor/target=post;postID=3870932806413361236;onPublishedMenu=overview;onClosedMenu=overview;postNum=48;src=postname
RépondreSupprimerPour ce qui est du temps, il passe...
Bon après-midi