mardi 23 août 2016

Quelqu'un voudra-t-il encore de moi ? (Back to basics, 3 | 14 fois vers le même objet)







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Elle n'est pas arctophile. Pourtant, chez elle, nous sommes deux. Celui qu'elle a reçu tardivement et avec qui elle dort. Et moi, qui de là-haut surveille son sommeil.

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Elle ne me murmure plus à l'oreille ses petits secrets, ses grands chagrins ; au demeurant, d'oreilles, je n'en ai plus depuis belle lurette.

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Quand elle me regarde, elle sait tout de mon membre fantôme, elle sait comment au fil du temps ma patte droite s'est vidée de toute matière.

- 4 -

Du monde je ne vois plus rien ; depuis des lustres, j'ai perdu mes yeux qui ont été remplacés par quelques traits de fil noir. Mais, moi, je la sens quand elle farfouille pour étendre ou repasser le linge, quand elle s'installe près du secrétaire en haut duquel je suis perché sur un tourne-disque orange. Quelquefois je l'entends rire ou pleurer.

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De là-haut, je veille sur ses nuits. Elle a connu de longues heures d'insomnie mais depuis quelques temps, ça va mieux ; elle se couche tard, trop tard mais dort comme un bébé.

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Elle ne me parle pas plus beaucoup ; d'ailleurs, depuis longtemps, elle dort avec un autre qui est arrivé dans sa vie l'année de ses dix-huit ans. Elle est née un 12 décembre. Moi, je fut le cadeau de sa marraine pour son premier Noël.

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Elle ne me prend plus dans ses bras mais elle ne s'est pas lassée de moi. Elle dit parfois qu'elle m'aime autant qu'avant mais que je suis devenu trop fragile, que je ne supporterais pas ses agitations nocturnes. L'autre est plus robuste, c'est tout.

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Pour me protéger de la poussière et éviter que mes membres ne se dégarnissent plus, elle m'avait mis une ancienne grenouillère de son neveu. J'ai réussi à lui faire comprendre que ça ne me plaisait pas et que je préfère rester nu.

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Le temps a laissé son empreinte sur mon corps. Elle a tenté d’en circonscrire les ravages apparents. L’aiguille et le fil furent ses armes contre le délabrement.

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Quand mes yeux en verre sont tombés, elle les a remplacés par quelques traits de fil noir grossiers et maladroits. Elle fit de même pour ma bouche et ma truffe lorsqu’elles s’effilochèrent.

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Là-haut, sur le secrétaire, assis sur le tourne-disque orange, je suis bien tranquille. Quand des enfants lui rendent visite, ils n’ont pas accès à mon refuge. Si toutefois ils demandent, elle refuse expliquant que les ans m’ont rendu trop fragile. Au fond, elle pense que je ne suis pas un jouet, que je suis le compagnon et le confident de toute une vie.

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Mes joues et mon menton sont reprisés pour compenser l’usure du tissu devenu presque transparent. Des sutures primaires ont stoppé l’épanchement de la bourre qui me remplit au niveau des pattes et du cou. D’ailleurs, l’autre a, lui aussi, des points de suture au niveau du cou. Ils sont masqués par un bandana rouge.

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Il existe des cliniques où l'on répare les ours en peluche mais ni elle ni moi ne voulons que j'y aille. Nous tenons tous les deux à conserver les marques que le temps dépose sur notre corps et notre âme.

- 14 -

Que deviendrai-je quand elle ne sera plus là ? Quelqu'un voudra-t-il encore de moi ?


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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'été 2016 : « back to basics, 3 | 14 fois vers le même objet » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.





7 commentaires:

  1. C'est chouette. Joli choix pour l'objet, belle chronologie. Ca sent la poussiére, pas celle qui tombe, celle qu'on voit dans les rayons du soleil. (Manque le verbe avoir au milieu du 10) Merci. Je participe aussi aux ateliers cités, mais en moins bien.

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  2. Merci pour la remarque : j'ai rajouté le verbe avoir pour le 10.
    Merci aussi pour ce commentaire qui m'encourage à continuer.
    Pour ce qui est est des ateliers, il n'y a ni mieux ni moins bien n; il y a ceux qui nous parle plus et ceux pour lesquels nous avons plus de mal. Bon fin d'après-midi. Marie-Noëlle

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  3. petits ours aveugles et estropiés, vous avez donc une âme... ;-) merci !

    (je passe parfois devant des magasins où on répare les ours, et n'ai jamais osé y rentrer. Mais j'ai souvent pris une aiguille pour réparer peut-être bien maladroitement leurs bras et jambes. )

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    1. autoportrait en creux, rejoignant ainsi un autre atelier. l'ours en peluche n'est pas tout à fait un objet, proche de l'animal de compagnie (ce n'est qu'un point vue). bonne journée à vous

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  4. en vous lisant, j'ai appris deux choses: d'abord un mot "arctophile" et que les marques du temps peuvent animer un inanimé... Bien joué Marie-Noëlle!

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    1. Oups... Voici le bon lien : http://ladilettante1965.blogspot.fr/2015/03/arctophile-vous-avez-dit-arctophile.html

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  5. Merci à vous Christine pour cette lecture. Pour ce qui est du mot "arctophile", je l'ai découvert à cette occasion https://www.blogger.com/blogger.g?blogID=2558463807957026609#editor/target=post;postID=3870932806413361236;onPublishedMenu=overview;onClosedMenu=overview;postNum=48;src=postname
    Pour ce qui est du temps, il passe...
    Bon après-midi

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