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Frimaire, jour du raifort – An MMCLXXIV
Après
plus de mille ans d’absence, nous sommes revenus sur le sol d’où sont partis
nos ancêtres, cette planète qu’ils appelaient la Terre. Ils disaient qu’elle
était leur mère, pourtant ils l’avaient épuisée. Ils
furent quelques millions à pouvoir la quitter pour échapper à la Grande
Extinction, certains parce qu’ils avaient pu payer, certains parce qu’on les
avait payés, un tout petit nombre juste par goût de l’aventure.
De
génération en génération, nous nous sommes transmis notre généalogie et nous
nous sommes raconté ce que nous savions de l'histoire de nos m-pères. Nous
connaissions exactement les coordonnées géographiques du lieu d’où est partie
la lignée dont nous sommes issus. Il y a quelques semaines, je suis arrivée
dans ce qui devait être un village loin des grandes métropoles. De ces
parallélépipèdes dans lesquels ils ont vécu il ne reste que des ruines. La
nature qu’ils avaient détruite a repris ses droits, végétaux et animaux sont
omniprésents mais ils n’ont rien à voir avec ceux dont j’ai pu voir sur les
images dans les containers que les émigrants avaient emportés.
Hier,
je me suis faufilée parmi les lianes qui ont envahi ce qui avait dû être le
jardin de la maison de mes ancêtres, mes pas sur le sol étaient incertains,
soudain il s’est dérobé et je me suis retrouvée deux mètres
plus bas, une cheville foulée dans de ce qui ressemble fort à ce qu’ils
nommaient une cave. Là, dans le mur, rangées dans des creux, des jarres cassées
par le temps ou les vivants.
Elles
contiennent chacune un cahier pas toujours bien conservé... Je n’ai pas fermé
l’œil de la nuit. J’ai pu déchiffrer ce qui restait des deux premiers. Les
textes sont de deux mains, écritures plutôt.
Pour
ce qui est de sa voix à Elle, les textes dans les cahiers sont les brouillons
des articles de son blog ; elle écrit que son titre est Éclectique et
Dilettante, qu’il dit beaucoup d’elle et qu’elle y sème des sons,
des photographies et des fragments de textes. Si nous savons ce qu’était un
blog, nous n’en avons plus trace, les machines dans lesquelles ils étaient
stockés avec la mémoire de l’époque se sont autodétruites lors de la Grande
Extinction, on raconte même qu’elles avaient été programmées pour ça.
De
ce qu’elle a mis sur son blog, il ne reste donc que ces cahiers abîmés, que je
n’ai pu déchiffrer que partiellement. Elle n’écrivait que sur la page de
droite, laissant celle de gauche pour les corrections et les ajouts, c’est là
qu’Il a noté deux ou trois choses qu’il sait d’Elle et que parfois Elle ne dit
pas. En avait-Elle connaissance ou l’a-t-Il fait sans qu’Elle le sache, juste
avant d’encapsuler les cahiers dans les jarres. Je l’ignore…
Elle aime la littérature, la radio, la photographie
et (presque) tout l’intéresse. Elle lit parce qu’elle manque souvent d’énergie
pour écrire ; elle écoute la radio car elle ne supporte pas la télévision ;
elle fait des photos car elle ne sait pas dessiner. Elle
dit que sa passion pour la photographie lui vient du fait qu'elle ne sait pas
dessiner mais d'une aussi d’une tradition familiale du côté maternel. Elle est
incapable de dessiner ; elle ne peut établir aucune relation entre un objet et
une feuille de papier. Elle aime le cinéma en noir et blanc. Elle
peut regarder des classiques plusieurs fois sans se lasser. Elle a du mal avec
le cinéma d’aujourd’hui.
Issue
d'une société rurale et d'une famille de fermiers... Je ne me souviens pas que
suis née à la maternité et qu'ensuite maman n'a pas voulu y retourner ; pour
mes sœurs et mon frère, elle a accouché à la maison. Alors, les
plus grands, partaient quelques jours chez la grand-mère de l'Essertot. Ce dont
je me souviens, c'est que lorsque ce fut le tour de mon frère, le cinquième et
dernier à naître, j'apprenais à lire. Chaque soir, papa venait me chercher à la
sortie de l'école pour que je fasse la lecture avec maman. Mon frère était là
tout près dans un petit lit. Il y avait cette odeur de bébé douceâtre et
qu'aujourd'hui encore je trouve quelque peu écœurante.
Jusqu'à
mes six ans presque et demi, époque à laquelle il est né, j'ai habité à Chez
l’Écuyer, un nom qui reste pour moi plein de mystères. Je suis alors allée à
l’école du Bois du Leu. Ceux qui se souviennent sont de moins en moins
nombreux, certains ont pris soin d’en effacer les traces. Dessous c’est comme
un gruyère les galeries n’ont été ni comblées ni reétayées. L’homme imprévoyant
accuse les risques géologiques pour détruire, ici ou là une chapelle, ailleurs
la totalité d’une cité. S’effacent ainsi des pans entiers de vie, s’estompent
alors la mémoire des lieux de l’enfance. Le Bois du Leu ça commençait à l’étang
et ça se terminait à Chez l’Écuyer ; lorsque j’y reviens dans les années 90
pour montrer MON école à la petite sœur d’un ami, elle a été détruite. Le
Bois du Leu a carrément été rayé de la carte, il ne reste que l’école de
musique et l’étang. Plus rien de l’école, plus rien des énormes platanes aux
couleurs changeantes qui ornaient la cour et marquaient le passage des saisons,
Elle aime les saisons intermédiaires, le
printemps pour sa douceur et la tendresse de ses
couleurs, l'automne pour les teintes auxquelles elle assortit ses vêtements,
l'hiver aussi quand la neige recouvre la saleté de la ville, elle n'aime pas la
lumière crue de l'été... Elle aime l’odeur qui monte de la terre après les
premières gouttes de pluie.
plus
rien des deux bâtiments dont l’un accueillait les élèves de maternelle et de
CP, l’autre
les classes des grands, plus rien de la longue algue brune accrochée à
l’armoire au fond de ma classe de CP, plus rien du préau sous lequel j’ai sauté
de cerceau en cerceau. Quelques arbres frêles plantés par l’ONF pour stabiliser
les sols.
Elle se souvient mieux des lieux, des impressions,
des sensations que des personnes. Elle aime s'asseoir et regarder les gens qui passent,
la mer, les
fleuves, les rivières. Elle aime regarder les gens dans le bus et le métro,
essayer de deviner d’où ils viennent, où ils vont, ce qu’est leur vie.
Ensuite,
j'ai grandi dans une cité minière. Quand je dis ça, on pense tout de suite au Nord.
Eh bien non, j'ai grandi en Bourgogne, en Saône-et-Loire, près de
Montceau-les-Mines, à Saint-Vallier plus exactement, dans la Cité des
Gautherets.
Elle s’est mise à écrire régulièrement. Je
la vois souvent avec des feutres, carnet ou petit cahier, morceaux de carton
découpés, dans la poche avant de son sac à dos. Elle prend des notes à la hâte
sur des paperolles qui se retrouvent soigneusement pliées ou
chiffonnées au fond de ses poches.
Ma
grand-mère qui est née à la ferme de l'Essertot l'a vu construire à partir
des années 1920. Le chemin qui y conduit en porte le nom aujourd’hui encore. De
chaque côté, les prés, celui des vaches et celui des cochons. Dans la cour,
faire attention au Black, brave chien de berger, qui se précipite inévitablement
pour manifester sa joie malgré tous les embêtements subis dans notre enfance.
Poser le vélo contre le grillage qui clôture la petite cour autour de
l’appentis vert où mes grands-parents et ma tante vendent les produits de la
ferme aux habitants de la cité. Jeter un coup d’œil dans la volière, entourée
de roses et de dahlias, où roucoulent les tourterelles. Se
précipiter dans la bassie pour déguster les douceurs préparées par
ma grand-mère... Un après-midi d’été, du dehors, l’odeur des vaches, les
caquètements de la basse-cour, le bêlement des chèvres qu’on ramène des champs
pour la traite. Autour de la petite table, la grand-mère a
réuni les enfants pour le goûter. Ils ont partagé la glace rose à la fraise et
la verte à la pistache, vidé les bouteilles de soda. Sur la toile cirée beige,
une goutte de Pschitt orange, quelques bulles en étoilent encore la surface.
Choisir les cheuneries dans la magasinette, le tiroir de l’armoire de la
chambre du fond où la verveine cueillie au jardin sèche
sur le lit répandant son parfum si caractéristique. A l’adolescence, la
rejoindre dans la salle à manger pour l’initiation aux travaux d’aiguilles.
Elle a la nostalgie d'un temps passé
qu'elle idéalise sans doute. De son enfance, elle pense qu'elle fut heureuse.
Dans
ma main, sous mes yeux, cette photo solennelle qui m'est parvenue par le biais
de trois générations de femmes. Toute une vie inscrite dans cette photo. La
petite fille sur la photo, elle était et reste ma grand-mère. Nous avons passé
de longs après-midis ensemble, elle m’a appris à tricoter et à broder. Nous
avons beaucoup bavardé, elle a souvent évoqué la Seconde Guerre mondiale et
l'enfance de ma mère et de mes deux oncles. Mais de l'époque de la
photo, jamais nous n'avons parlé ; moi, je n’ai pas posé de question sans doute
par timidité ou crainte de l'attrister ; elle, elle n'a rien dit sans doute par
pudeur ou parce que la douleur n'était pas totalement étouffée. Ce que je sais
de ce temps-là, c’est ma mère qui me l’a raconté. La piqûre de l’Épine noire
–celle du prunellier- la septicémie, la mort du père… alors qu’elle n’a que
quatorze ans. Sur la photo, elle me paraît bien petite entre ses deux frères.
Elle s'agrippe à la main de l'un comme pour ne pas sombrer et elle s'appuie sur
le genou de l’autre comme pour trouver un appui pour l'avenir. Je devine sur le
visage des uns la tristesse et la mélancolie, sur celui des autres la
détermination et la résolution, parfois ces sentiments entremêlés. Derrière,
il y a la mère, cette figure tutélaire, c’est mon arrière-grand-mère ; elle, je
ne l’ai pas connue. C'était une maîtresse femme qui a décidé de poursuivre la
tâche de son mari et a repris la ferme avec le plus âgé de ses fils. Elle a
travaillé avec obstination et ténacité. Elle a aimé ses enfants, certainement
comme on aimait alors ses enfants, avec distance et retenue. Elle les a
conduits vers l'âge adulte avec autorité et bienveillance, s'acquittant à la
fois du rôle du père et de celui de la mère. Puis chacun des enfants s'est
marié et a suivi son propre chemin mais ils restèrent fort attachés les uns aux
autres.
Elle se considère comme issue d’une lignée
de trois maîtresses femmes, elle pense que ce
qu'elle met en œuvre aujourd'hui dans sa vie personnelle, professionnelle,
sociale et politique est le reflet de
cet héritage.
Moi,
j'habitais la rue Niépce, c'était facile pour indiquer le chemin à ceux qui
venaient nous rendre visite puisque c'était celle de la chapelle. Cela
permettait au béotien de se repérer dans ces rues et dans ces maisons le plus
souvent jumelles qui lui paraissaient toutes identiques. Nous en habitions une
avec une annexe cela faisait un quatre pièces ; en haut deux chambres, en bas,
en-dessous, la cuisine et la salle à manger et puis la fameuse annexe. Dans le
secret de la chambre, quatre voix se mêlent, quatre voix d’enfants, quatre voix
de fillettes… quatre voix comme une seule, chœur bruissant. Temps suspendu des
confidences et des confessions, celles qui ne supporteraient pas la lumière du
jour. Parfois
un éclat de voix, un rire étouffé attirent l’attention de la mère dans la
chambre toute proche. Elle dit qu’il est temps d’arrêter. C’est le signal. Les
murmures s’échelonnent, les balbutiements deviennent de moins en moins
cohérents, les mots incompréhensibles. Une à une, les voix s’éteignent
remplacées par des soupirs, des ronflements ou juste un souffle régulier. Au
cœur de la nuit, il arrive que l’une d'elles parle en dormant. Se
manifeste alors une voix d’outre-sommeil, venue d’ailleurs, d’un autre monde
peut-être, celui de l’inconscient, des oracles, des craintes, tourments et
angoisses, des joies aussi. Si sensible aux voix, je n’ai pourtant pas
l’oreille
musicale. Mon écoute de toute musique est basée sur l’émotion qu’elle fait
naître en moi. Le piano, en particulier, et les cordes, en général, savent à
merveille jouer sur mes états d’âme. De la musique, je n’entends que ce qu’elle
fait monter dans mon corps et dans mon cœur, ce qu’elle y met en mouvement :
des frissons et des fusions, des chagrins et des joies, des deuils et des réjouissances,
des douleurs et des enthousiasmes, des nostalgies et des allégresses, des
mélancolies et des consolations.
Et
puis il y a celle qu'on appelle « la Grande route » qui sépare la cité en deux.
S’y concentraient
les principaux commerces et trois cafés dont un seul existe encore aujourd'hui,
celui de l'Olympia qui jouxtait le cinéma du même nom. Alors, trois places,
deux derrière les deux écoles, Filles et Garçons, l’autre sert de parking les
jours de grande affluence à la chapelle. Derrière celle dite alors des Filles,
aujourd’hui, un boulodrome où, de plus en plus rarement, les après-midis, des
retraités, et les soirs d’été, des familles se retrouvent pour jouer. Il ne
reste qu’une école où la plupart du temps les parents déposent les enfants en voiture,
un bisou effleure la joue, une portière claque ; plus ces voix d’enfants
accompagnées souvent de celles des mères qui les conduisent. Une
voix d’homme parmi celles des femmes. C’est celle de notre voisin. Quand nous
parlons de lui et de sa femme, nous les nommons le Père et la Mèmère P.
Ils élèvent leur petite-fille. Le grand-père était plutôt taciturne ; la
grand-mère parlait souvent avec ma mère, elles étendaient le linge sur le fil
dans le jardin, chacune d’un côté de la route. Tous les deux avaient travaillé
à la mine. Elle sur le crible, lui au fond. Dans sa jeunesse, il avait
participé au maquis d’Autun. Il était communiste. Avec ma mère, il se sont
arrangés. Elle accompagne les petits à la maternelle, lui, les grandes à
l’école primaire. Aujourd'hui la seule école primaire qui reste dans le
quartier ; l'école de garçons étant devenu un lieu que se partagent différentes
associations et un espace communal. Elle porte le nom de Jean-Pierre Brésillon qui
fut mon professeur, trop tôt disparu, de français et d'histoire-géo au collège
Nicolas Copernic.
Elle dit souvent qu’elle est un pur
produit de l’école publique, laïque et républicaine, du collège unique, du
système des bourses et de la volonté de ses parents de voir leurs
enfants faire
des études pour avoir un bon métier.
Elle se rappelle les écoles de son
enfance, elle parle souvent des enseignants qui ont été comme des phares dans
son parcours, elle dit aussi que ce sont les meilleurs qui partent en premier.
Il
suffisait de la traverser pour faire des courses et se rendre chez le médecin,
au dispensaire. Le dispensaire, c’est la matérialisation de l’institution
minière au sein de la cité. Dans les années 1970, le médecin en partageait les
espaces avec les sœurs et le dispensaire. Nous y allions pour les petits bobos
voir le Valomi, c'est ainsi que nous appelions l'infirmier, et la sœur Warsova.
Ces deux-là sont deux figures inséparables. Elle, il semble qu’elle sillonne
depuis toujours les rues de la cité sur son vélo, revêtue de son uniforme de fille
de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul. Elle se rend au chevet des mineurs,
elle fait les pansements, les piqûres ; pour les silicosés qui ne peuvent plus
se déplacer, elle s’occupe des aérosols et de l’oxygène. Lui, quand il se
déplace dans la cité, il le fait dans une petite voiture, je crois, je veux
croire que c’est une Fiat. Il ne le fait qu’en l’absence de la sœur Warsova, du
moins c’est ce dont je me souviens ; le plus souvent, il reste au dispensaire
pour recevoir les mineurs et leurs familles pour les soins. Remplacés, ils le
furent, des infirmières se succédèrent après eux au dispensaire, les
remplacèrent-elles vraiment ? Aujourd’hui plus d’infirmerie au sein du
dispensaire, un médecin y vient quelques demi-journées par semaine ; alors ils étaient
deux, peut-être trois, la mémoire me joue quelquefois des tours... Aujourd’hui,
un quartier en train de mourir, des fenêtres closes, des volets fermés. Des
maisons vides, deux ont été démolies pour des raisons de sécurité. Des
personnes âgées font quelques pas dans le jardin, s’aventurent parfois dans la
rue. Envolés les rires et les cris d’enfants qui jouent à la marelle ou au
tennis sur la chaussée, les automobilistes ralentissent, ils esquivent en
gagnant le trottoir, les conducteurs reprennent tranquillement leur route.
Aujourd’hui, les réverbères s’éteignent une grande partie de la nuit par souci
de lutte contre réchauffement climatique ou d’économie.
Dans
les années 1970, seront construites la route express dont le nom véritable est
RCEA (Route Centre-Europe Atlantique), on entend depuis la cité le flot presque
continu de la circulation et la cité du Bey, les premiers immeubles que
connaîtront Les Gautherets. Au-delà, la rue des Puits, où il n'y en a
plus, est maintenant le seul chemin pour se rendre directement à l'hôpital tout
proche ; c'est dans un de ses bâtiments aujourd'hui presque abandonnés que je
suis née ; il y avait dans ce qu'on appelait « le petit château », l'ancêtre de
la maternité.
Elle dit souvent qu’elle est partagée
entre la nostalgie d’une époque révolue où le quartier de son enfance était la
vie et
son aversion pour les méfaits des industries alors
florissantes sur la santé des travailleurs et sur
l’environnement.
Sur le fil du réel et de l’imaginaire, dévider, tisser les mots,
tramer, chaîner, étoffer les phrases, éviter l’effet patchwork, estomper les
coutures, en filigrane les souvenirs, la mémoire, la mélancolie.
Elle est à la fois légère, gaie et
profonde, mélancolique. Elle a besoin des autres et de la solitude, du bruit et
du silence.
Les
Bizots – Le
Theurot... La voiture entre dans le chemin qui conduit à la ferme. Dans un
pré, près d’une bouchure, une petite silhouette vêtue d’une veste et d’un
pantalon noirs, ceux que le vieux paysan met le dimanche. Une casquette vissée
sur le crâne couronné de cheveux blancs. Un mégot vissé au coin de la bouche.
Les enfants, à l’arrière de la voiture, devine la moustache blanche. Oui, c’est
lui, c’est bien lui, c’est le grand-père.
Elle parle souvent des deux branches dont
elle est le fruit en termes de contraste, la paternelle silencieuse, taciturne
et solitaire, la maternelle volubile, démonstrative et sociable. Elle a
longtemps cru que son caractère était plus proche de la seconde pour découvrir
aux alentours de ses trente ans qu'il n'en était rien, elle pense que c'est
plus nuancé.
Poil
– Place du village... La pierre du monument aux morts est chaude au cœur de
l’après-midi d’été. Des petites bestioles rouges courent sur la bordure. Les
enfants aimeraient s’asseoir sur le rebord mais ils craignent d’être piqués.
Ils jouent en criant. Ils rient aux éclats en se répétant encore et encore la
blague racontée par leur mère : celle de la photo du Bernard à Poil. Autun – Le
Fragny... « C’est un trou de verdure où chante une rivière ». Les enfants
jouent sans trop s’en approcher. Dans cette famille, l’accident que l’on
redoute le plus, c’est la noyade mais on ne sait pas, on ne dit pas pourquoi.
Sur les rochers, on a posé des serviettes et chacun s’est installé avec son
pique-nique. L’ombre des feuilles danse, des milliers d’éclats de lumière se
dispersent dans l’air et sur le sol. La rivière bondit sur les cailloux et
l’eau éclabousse.
Dans son enfance, la plus grande frayeur
des adultes près d’elle semblait être la noyade, c’est bien plus tard qu’elle a
appris l’histoire de Pierre... en lisant un vieux cahier dans lequel sa
grand-mère avait écrit : Un caillou. Pierre, caillou, un caillou de
pierre, un éclat de pierre, c’est un signe, un signe de Pierre. Pierre né pour
partir, Pierre né pour aller remuer les cailloux, Pierre à genoux au bord de la
rivière, Pierre au fil de l’eau pour l’espoir, le désespoir.
Dijon
– Cité U... Un arbre, ce n’est pas un saule, juste un arbre qui pleure, ses
feuilles douces et tendres frémissent dans la brise tiède du soir de juin qui
tombe. Il est posé au bord de l’île verte, l’île d’herbe entourée de pavillons
dans lesquels s’empilent les chambres de 9 m2. Assis dans l’herbe, sur l’île,
près de l’arbre qui pleure, des étudiants, des filles et des garçons. L’un
d’eux joue à la guitare un de ces airs qui accompagne la jeunesse. Les notes de
la « maison bleue » ondoient dans l’heure bleue. Entre chien et loup, des voix
parfois discordantes s’élèvent, des paroles s’envolent, des rires cristallent.
Des silhouettes qui rejoignent leurs chambres se dessinent, des groupes, des
couples enlacés, des solitaires. Les fenêtres s’éclairent, les étoiles
s’allument, la lune se dessine au fur et à mesure que le ciel s’assombrit. Il a
posé sa guitare sur la housse, pas dans l’herbe. Les autres continuent à
chanter sans accompagnement. Nous nous sommes un peu éloignés. Nous
sommes seuls au monde. Mes yeux plongés dans les siens. je ne
sais pas... à toi de choisir... souffrir... savoir ce qui a de l’importance...
Nos épaules se sont rapprochées. difficile... écouter ton cœur... Nos mains
se frôlent, nos doigts maintenant s’unissent. je t’aime...
Une chanson... “Tu n'as jamais souri / Si tendrement je crois / Tu es la plus
jolie / Tu ne me regardes pas”.
Dans sa tête, elle a souvent des morceaux
de chansons, de poèmes ou de contes qui lui viennent par rapport aux situations
qu’elle vit, parfois elle me les dit tout haut.
Elle n’a pas changé, elle fait toujours
ça, elle fait ça à chaque fois, je la connais, elle ne peut pas s’empêcher.
Séduire, flirter sous mon nez comme si je n’étais pas là. Au début, je ne
supportais pas, malade de jalousie et puis j’ai compris que c’était plus fort
qu’elle, qu’elle ne pouvait pas faire autrement. J’ai
accepté qu’elle s’en aille, qu’elle disparaisse, pour quelques jours, quelques
semaines parfois, pourvu qu’elle me revienne. Elle revient toujours, elle a
besoin de moi comme moi, j’ai besoin d’elle. « Et tu flirtes avec lui / Moi
tout seul dans mon coin / Je n’sais plus qui je suis / Je ne me souviens plus
de rien ».
D’habitude,
elle se regarde peu dans le miroir au moment de se préparer. Elle ne s’aime
pas, elle n’aime pas sa tête dans le miroir, elle ne se maquille pas, se
coiffer, un coup de brosse suffit. Aujourd’hui, elle a rendez-vous pour la
première fois avec un homme, jusqu’à maintenant ils ne se sont parlé qu’au
téléphone. Sa voix, ce qu’il dit l’a bouleversée, troublée. La voix, les mots
l’enivrent. C’est un soir d’avril, ne dit-on pas en avril ne te découvre pas
d’un fil... mais là elle a envie de se découvrir, de laisser deviner ce corps
que d’ordinaire elle cache, qu’elle-même ne regarde pas. Ce sera donc cette
jupe rouge achetée quelques printemps auparavant et qu’elle n’a jamais mise,
trop courte, on voit ses genoux qu’elle n’aime pas, des collants, pas opaques
mais pas transparents non plus, noirs. Hier elle a acheté du mascara noir et du
rouge pour mettre sur ses lèvres, elle y renonce, pour cela il faudrait se
regarder dans le miroir. Des années plus tard, alors qu’ils vont se séparer
définitivement, mais sait-on jamais ce qui est définitif, ils l’ont déjà fait
tant de fois, il lui parlera du désir, du désir né des cuisses rondes, gainées
de noir affleurant d'une jupe rouge et courte, qu’il avait aperçues sous la
petite table ronde du café. C’est à ce moment-là, au moment de partir qu’elle a
su que depuis le début leur histoire s’était construite sur une illusion, la
séduction.
Persistance
du corps clameur intérieure. Vertige de la vie de la mort reçues en héritage -
tumulte du corps tumulte de la conscience. Viendra le jour du calme du
silence – viendra le jour il approche où Calliphae vicina et
Lucilia caesar se
régaleront de l'exquis cadavre.
Avec Elle, nous avons décidé de ne pas
quitter la Terre. Comme de nombreux autres, cette idée d’homme augmenté... plus encore
celle d’une éternité promise par ceux qui ont essayé de nous convaincre de
partir, nous répugnent et nous révoltent. Nous resterons quelles qu’en soient
les conséquences.
J’ai
fait lire ces quelques pages à Équinoxe. Nous pensons que les autres jarres
doivent contenir les pages dans lesquelles sont racontées les dernières années
de vie et de survie sur Terre. Nous allons les
ouvrir et les lire ensemble.
Ensemble
aussi, nous allons prendre la suite de ces
cahiers, en poursuivre l’écriture à quatre mains... nous y raconterons les
récits qui nous sont parvenus des premiers émigrants, l’histoire de nos
familles, ce long chemin du retour sur la planète Terre, celle de nos ancêtres,
et notre
nouvelle vie.
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Ce
texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver
2019 : « en
4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 10, une autobiographie de l’autre
avec vous-même écrivant dedans » proposé par François Bon,
sur le Tiers-Livre.
bravo...
RépondreSupprimerTout comme par une chute qui révèle le souterrain, les écrits... les chutes, ça me parle... comme s'il fallait un choc, un ébranlement dans le corps pour que le souvenir prenne corps...
RépondreSupprimerne pouvant pas te contacter en MP je t'écris ce commentaire... Merci... Merci je te découvre sur twitter et me voilà à lire ces phrases qui résonnent. Merci pour ces jolis mots.
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