I
Les
chambres se répartissent dans les couloirs disposés en étoile
autour du hall. Au bout d’un couloir, donc le lac ; de l’autre
côté, au bout d’un autre couloir, au printemps fleurit un
magnolia. L’extérieur c’est encore dedans. Je ne l’avais pas
remarqué jusqu’à ce jour où, partie à la recherche d'un autre
vieil homme égaré et agité, je le retrouve assis dans un fauteuil
roulant. Vêtu d’une blouse verte, à son poignet un bracelet avec
son nom, dans le pli du coude un cathéter, il regarde l’arbre aux
généreuses fleurs roses et blanches en forme de calice. Ce matin-là
l'infirmer lui a fait un prélèvement pour un bilan sanguin puis lui
a mis des sangles pour la perfusion sinon il l'arrache. Il a retrouvé
quelques forces, il pense qu'il fait trop chaud dans la chambre,
qu'il est trop seul. Quand nous avons le dos tourné, occupés que
nous sommes à courir en tous sens en ces jours où la pénurie de
personnel se fait sentir cruellement, il décide d’aller faire un
tour, voir un morceau de ciel bleu, voir un nouveau printemps.
J’écris dans le couloir, pour attendre, en pensant que pour
beaucoup ici, au bout du couloir, pas de nouveau printemps.
II
Sa
venue au monde fut comme la traversée d’un tunnel long et obscur.
Il en a gardé un goût pour les voyages immobiles et solitaires.
Enfant, on le dit timide et renfermé ; on le trouve taciturne. Sa
compagnie préférée, les personnages des histoires qu’on lui
raconte puis des romans qu’il lit. Lorsqu’il franchit la porte de
la maison, il marche en regardant ses pieds au bout desquels s’ouvre
un univers de surprises et de rencontres. Sur les trottoirs de la
ville, il recherche les pousses vertes dont le combat entêté contre
le goudron le réjouit, tente de décrypter les traces laissées par
l’humanité si peu soucieuse de respect. Dans l’herbe, il part en
quête de trèfles à quatre feuilles, observe les insectes affairés,
cueille quelques fleurs qu’il laisse sécher entre les pages des
livres. Il rapporte toujours dans sa poche quelques cailloux dont il
aime les couleurs et les formes, dans ses oreilles les voix des
hommes et les sons de la nature. Et là, aujourd’hui, devant la
porte...
Elle
lève les yeux vers le ciel. Les nuages, leur course, fuite éperdue,
pierre dans la poche. Elle ici, lui ailleurs, tous deux fragments du
cosmos, grains de poussière au cœur du Grand Tout.
III
Jocelyn
se retourne dans le lit et se rendort. La femme en chemise de nuit
reste à la fenêtre. Malgré les ronflements, elle peut entendre des
bribes de conversation. La jeune femme nue, en bas, est au téléphone.
Ce qu’elle dit, elle, pas la personne à l’autre bout du fil,
d’ailleurs de nos jours il n’y a plus de fil juste des ondes,
elle n’entend pas ce que dis la personne au-delà des ondes donc.
Oui
j’ai fait bien attention... Elle est à la fenêtre... Lui je ne
l’ai pas vu... Non, non, elle ne s’est pas rendue compte...
Pourquoi veux-tu que je fasse ça... Bon, j’y vais...
La
jeune femme nue raccroche, se retourne, s’approche de la porte de
la maison, la vieille femme en chemise de nuit entend le heurtoir
retomber lourdement sur le bois de la porte. Elle frissonne. Il fait
frais dans la nuit, elle ferme la fenêtre. Jocelyn, Jocelyn...
Réveille-toi... Elle pose la main sur son épaule et le secoue
légèrement.
Et
aussi les Apocryphes de Françoise Sullivan et de Chrystel
Courbassier faisant suite à mon Quatuor à dire et à ma
Scénographie des voix...
La
trace du cirque est-elle encore là dans la mémoire des anciens de
la rue ?Les colombes se sont-elles transformées en lapins sous
le foulard du magicien ? Vers quelle route rouge le cirque est-il
parti, sur quel terrain en périphérie a-t-il le droit de
s’installer ? Aujourd’hui, le soir, les bancs publics sont vides.
Derrière les volets fermés, les personnes âgées regardent
solitaires dans leur salon le Cirque du Soleil à la télévision.
Elle
fait ça à chaque fois, je la connais, elle
peut pas
s’empêcher. Séduire, flirter sous mon nez comme si je n’étais
pas là. Au début, je
supportais pas.
Malade de jalousie, je lui gueulais dessus, je la traitais de tous
les noms d’oiseaux, je la frappais même et je m’en voulais à
mort. Et puis j’ai compris que c’était plus fort qu’elle,
qu’elle ne pouvait pas faire autrement, c’était en elle comme un
démon. Et j’ai accepté qu’elle s’en aille, qu’elle
disparaisse, pour quelques jours, quelques semaines parfois, pourvu
qu’elle me revienne. Elle revient toujours, elle a besoin de moi
comme moi, j’ai besoin d’elle, ça aussi j’ai fini par le
comprendre. Elle me pardonne, je lui pardonne et tout repart comme au
premier jour. On se découvre, on se redécouvre, on s’aime, on se
déchire. Et puis, au fil du temps, j’ai fini par trouver ça
plutôt exaltant et c’est moi qui la pousse plus souvent vers
d’autres bras, dans d’autres draps. Ça me fait mal d’abord,
comme un pincement au niveau du ventricule droit, ça pince fort et
puis de moins en moins fort et puis plus rien, jusqu’à la fois
prochaine. J’aime la voir s’abandonner dans le cou d’un autre,
deviner leurs premiers baisers, leurs premières caresses, l’imaginer
jouir sous les assauts d’un autre, et la douce douleur que cela me
procure. Indéfinissable extase, pur oubli de moi-même, vertige
éblouissant. « Et
tu flirtes avec lui / Moi tout seul dans mon coin / Je n’sais plus
qui je suis / Je ne me souviens plus de rien
». Je sais qu’elle reviendra, elle revient toujours.
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Ces
textes
ont
été écrits
dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2019 :
«
en
4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 8 &
9, vies brèves en hors champ et l’idée d’apocryphes... »
proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.
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