mercredi 14 août 2019

Arpentage…



Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tout sens, lui donnant son équilibre et son harmonie.”
(François Truffaut, L'Homme qui aimait les femmes)


À l’envers, à l’endroit, sens dessus dessous… comme d’autres ont la tête en l’air et le nez dans les étoiles, elle scrute les sols, depuis toute petite, elle marche en regardant ses pieds au bout desquels s’ouvre un univers de surprises et de rencontres… des couleurs, des matières, des formes, ce qui est inerte, ce qui est vivant, elle emmagasine, ça flotte dans sa mémoire attendant le moment de former des puzzles de perception et de souvenir, ça se croise, s’entrecroise, géométriques, synthétiques, culturels, naturels ou semblant l’être… sol histoire, la cour en pente aux caillasses rouges de sa petite enfance qu’elle dévalait pour aller faire la causette avec son troisième grand-père, les scories de charbon parsemées autour du stade de Saint-Amédé… carrelages, elle a eu dans sa vie un amour qui avait une passion pour les carrelages, elle lui avait offert le livre Pavement : carreaux de sol en Champagne au Moyen-Age et à la Renaissance, c’était en ces temps où ils mêlaient leurs pas sur les carrelages des châteaux, des églises, des musées… petites figures qui se dessinaient sur les anciens escaliers en bois de l’immeuble qu’elle habitait il y a quelques années elles accompagnaient sa montée quotidienne des quatre étages à la descente c’était moins dur ça allait plus vite elle ne les voyait pas mais elles étaient sans doute là à veiller quand même, l’ange, la tête de serpent et le fantôme, sol écorce... signes cabalistiques, nombres, lettres, flèches, carrés, cercles, rectangles, interdictions, directions, des indications pour ceux qui viendront installer des tuyaux et des câbles dans les tranchées creusées dans le sous-sol, des traces et des rappels pour ceux qui passent par là.


À l’envers, à l’endroit, sens dessus dessous… leurs pieds arpentent la terre, ses pieds arpentent la terre, sol peau, les ombres s’allongent, son ombre la précède, les reflets colorés des vitraux dansent dans les églises, les marelles vont de la terre au ciel dans les cours d’école, les cadres des terrains de sport marquent leurs limites dans les cours d’immeuble, les stades, les gymnases… leurs pieds arpentent la terre, ses pieds arpentent la terre, toujours en mutation le sol se métamorphose au fil des saisons et du temps, les reflets des immeubles dans les flaques, les ombres des portails et des grillages sur les trottoirs abrutis de la chaleur de l’été, les angles et les vallons adoucis par la neige, les mystères sous la jonchée de feuilles à l’automne, la résistance des racines des arbres qui soulèvent la terre, le combat entêté des plantes et des fleurs qui résistent contre le goudron, les traces laissées par l’humanité si peu soucieuse de respect…. dans l’herbe les trèfles à quatre feuilles les insectes les fleurs, dans le sable de la plage les cailloux lissés par le flux et le reflux, les coquillages nacrés par l’alchimie de l’eau et du vent, les dessins de l’écume, ceux offerts par la mer lorsqu’elle se retire, les marques laissées par le ressac des vagues, petits ruisseaux où se dispersent coquillages, algues et déchets.
À l’envers, à l’endroit, sens dessus dessous... sol mémoire, tout ce qu’on y perd, tout ce qu’on y laisse, tout ce qu’on y abandonne, le chemin qui s’ouvre comme une invitation, vos pas qui s’avancent vers elle, vos pas qui s’éloignent, la perspective qui s’épuise, vos pas qui s’effacent, l’horizon qui s’abolit.

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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'été 2019 : « Pousser la langue, proposition 1 | une phrase, des sols » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.







1 commentaire:

  1. Je suis persuadé qu'il a toujours cette passion pour les carrelages antiques et qu'il parcourt de temps à autre cet ouvrage magnifiquement documenté qui est aussi une marque d'arpentage de sa propre existence.En outre il sera évidemment séduit par l'écriture de ce texte.

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