“Les
jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en
tout sens, lui donnant son équilibre et son harmonie.”
(François
Truffaut, L'Homme qui aimait les femmes)
À
l’envers, à l’endroit, sens dessus dessous… comme d’autres
ont la tête en l’air et le nez dans les étoiles, elle scrute les
sols, depuis toute petite, elle marche en regardant ses pieds au bout
desquels s’ouvre un univers de surprises et de rencontres… des
couleurs, des matières, des formes, ce qui est inerte, ce qui est
vivant, elle emmagasine, ça flotte dans sa mémoire attendant le
moment de former des puzzles de perception et de souvenir, ça se
croise, s’entrecroise, géométriques, synthétiques, culturels,
naturels ou semblant l’être… sol histoire, la cour en pente aux
caillasses rouges de sa petite enfance qu’elle dévalait pour aller
faire la causette avec son troisième grand-père, les scories de
charbon parsemées autour du stade de Saint-Amédé… carrelages,
elle a eu dans sa vie un amour qui avait une passion pour les
carrelages, elle lui avait offert le livre Pavement :
carreaux de sol en Champagne au Moyen-Age et à la Renaissance,
c’était en ces temps où ils mêlaient leurs pas sur les
carrelages des châteaux, des églises, des musées… petites
figures qui se dessinaient sur les anciens escaliers en bois de
l’immeuble qu’elle habitait il y a quelques années elles
accompagnaient sa montée quotidienne des quatre étages à la
descente c’était moins dur ça allait plus vite elle ne les voyait
pas mais elles étaient sans doute là à veiller quand même,
l’ange, la tête de serpent et le fantôme, sol écorce... signes
cabalistiques, nombres, lettres, flèches, carrés, cercles,
rectangles, interdictions, directions, des indications pour ceux qui
viendront installer des tuyaux et des câbles dans les tranchées
creusées dans le sous-sol, des traces et des rappels pour ceux qui
passent par là.
À
l’envers, à l’endroit, sens dessus dessous… leurs pieds
arpentent la terre, ses pieds arpentent la terre, sol peau, les
ombres s’allongent, son ombre la précède, les reflets colorés
des vitraux dansent dans les églises, les marelles vont de la terre
au ciel dans les cours d’école, les cadres des terrains de sport
marquent leurs limites dans les cours d’immeuble, les stades, les
gymnases… leurs pieds arpentent la terre, ses pieds arpentent la
terre, toujours en mutation le sol se métamorphose au fil des
saisons et du temps, les reflets des immeubles dans les flaques, les
ombres des portails et des grillages sur les trottoirs abrutis de la
chaleur de l’été, les angles et les vallons adoucis par la neige,
les mystères sous la jonchée de feuilles à l’automne, la
résistance des racines des arbres qui soulèvent la terre, le combat
entêté des plantes et des fleurs qui résistent contre le goudron,
les traces laissées par l’humanité si peu soucieuse de respect….
dans l’herbe les trèfles à quatre feuilles les insectes les
fleurs, dans le sable de la plage les cailloux lissés par le flux et
le reflux, les coquillages nacrés par l’alchimie de l’eau et du
vent, les dessins de l’écume, ceux offerts par la mer lorsqu’elle
se retire, les marques laissées par le ressac des vagues, petits
ruisseaux où se dispersent coquillages, algues et déchets.
À
l’envers, à l’endroit, sens dessus dessous... sol mémoire, tout
ce qu’on y perd, tout ce qu’on y laisse, tout ce qu’on y
abandonne, le chemin qui s’ouvre comme une invitation, vos pas qui
s’avancent vers elle, vos pas qui s’éloignent, la perspective
qui s’épuise, vos pas qui s’effacent, l’horizon qui s’abolit.
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Ce
texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de
l'été
2019 : «
Pousser la langue, proposition 1 | une phrase, des sols »
proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.
Je suis persuadé qu'il a toujours cette passion pour les carrelages antiques et qu'il parcourt de temps à autre cet ouvrage magnifiquement documenté qui est aussi une marque d'arpentage de sa propre existence.En outre il sera évidemment séduit par l'écriture de ce texte.
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