Pour
ces Vases Communicants de juillet, nous avons choisi, Giovanni et
moi, d'écrire un texte à quatre mains, librement inspiré par la
sculpture "Rejection" de Louise Bourgeois dont "[l]es
œuvres […] brisent et touchent à la fois".
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MN
Du
fond du puits de l'enfance, d'une fissure dans le temps et dans
l'espace, me reviennent les cris de ma mère couverts par le silence
et le regard gris acier de mon père.
Toujours
cette menace qui guette… les cris fracassants de silence ou
assourdissants de colère. Ils infestent mon corps et hantent mon
cerveau dans l'attente de la libération.
Moi-même
comme le cri, se délivrer des angoisses et de la rage dans le
silence ou la fureur, imploser ou exploser pour accéder au vivre…
G
Le
cri de la mère, jaillissant du corps creux d'un arbre millénaire,
avec sa force ancestrale, menaçante
même,
cela évoque
en moi les voix bruyantes des femmes de la tragédie
grecque ou de Sicile...
Je
me souviens d’un
film au ralenti, "Salvatore Giuliano" de Francesco Rosi
(1962), où
le
chœur
assourdissant des femmes en noir hurle devant la flagrance de la
mort. Un cri paradoxal et violent, d'autant plus bouleversant que
l'on sait que Giuliano est l'un
des
responsables
du
massacre du 1er mai 1947 à Portella
della Ginestra,
une
fusillade qui causa onze morts et vingt-cinq blessés,
une des premières fractures dans le corps nouveau-né
de
la République
italienne !
Il n'y a rien de plus humain, donc de contradictoire, dans un cri de
douleur évoquant
dans nos esprits la sensation d'une vaine rébellion,
d'un feu qui crépite
longuement avant de s'éteindre.
En
contrechant, je ressens le silence assourdissant des photos
immortelles et des fleurs parcheminées
autour du corps du Che... un silence où
le
cri de chacun est englouti dans un inaccessible trou de lumière,
miraculeusement soustrait à la fiction cinématographique.
Et
encore le cri de ma mère, un cri retenu, solitaire qui pendant un
instant fit sursauter la tête grande ou petite de mon père
dignement étendu
après
avoir subi les coups de la faux assassine frappant rudement contre sa
faible porte de papier et d'étoffe.
MN
Le
cri retenu, étouffé finit par déferler, le séisme intérieur
déchaîne les mots enfouis au fond du gouffre ; lâcher ce qui
est là tapi, laisser jaillir les mots prisonniers dans les abysses
de la gorge.
Le
silence, comme un chant à naître, résonne dans les profondeurs de
la poitrine ; il remonte à la surface, avec le passé. Au
commencement, il s'extrait de la voix ; affleurent du néant des
murmures éteints, comme asphyxiés. Et soudain, surgit le cri,
résonnant dans et du silence ; affluent la rage et la révolte,
l'indicible se mue en cri, un cri bouleversant qui déchire le
silence dénudant la souffrance enfouie, ouvrant la porte et libérant
la menace.
Commençons
alors à panser les plaies en laissant la place au Verbe.
G
Ce
masque "expressionniste"de Louise Bourgeois fait aussi déclencher,
en moi, le souvenir d'une longue rêverie suspendue dans des limbes
étranges
et secrets qui prend le nom de Luisa S. Oui, une Italienne qui encore
vit, heureusement, dans ma Romagne chérie,
demeurant à jamais attachée
à
la
rétine agitée
de mon corps en forme de cœur.
Sans doute, au contraire de Louise B., Luisa S. n'a jamais eu le
courage ni l'envie de trop chercher dans les tréfonds
de son animalité
joyeuse
et pourtant maîtrisée.
Lors de mon enfance agitée,
depuis son vase-cerveau,
elle
m'a communiqué
-comme
Louise B.-
l'écho
d'une recherche incessante d'équilibre
et, en même temps, d'une lagune de passions. Nous vivons dans
l'attente d'un cri, de notre cri intime qui sera notre voix.
La
voix de contralto de Luisa, l'élégance
sobre de ses valises parfumées,
la simplicité
de
ses jupes et de ses chandails, la fumée
de la cigarette vaguant autour de sa bouche entrouverte... Par une
légère
inquiétude,
ses gestes charismatiques me laissaient découvrir
l'essence du mystère : en chaque homme il y a une femme, tandis
qu’en chaque femme il y a un homme !
Ces
deux pôles
s'enchevêtrent à l'infini,
obligés
de se contenter de trêves
provisoires qui seront bien sûr
constellées
de haussement d'épaules
(en France) et de gestes larges des bras (en Italie). Ou alors des
cris silencieux de joie et de chagrin comme celui de Louise B., où
un
regard qui vient de loin s'ajoute au drame violent et proche de
l'animalité
qui
est en chacun de nous. On ne peut pas tout raconter !
MN
Pansé
à la hâte, le visage aux lèvres grandes ouvertes sur l'intérieur,
aveu du silence dans lequel résonne l'angoisse qui colle au ventre
et envahit de ses tentacules l'être tout entier.
Dans
l'obscurité profonde, se tapit le silence, enchaînement à la
douleur ; absence électrisée, présence palpitante.
Sans
regard, les yeux arrachés et vides, le corps absent... j'entends le
silence qui appelle à être crié, le silence qui crie si fort que
subitement j'en suis comme sourde. Mais le vide des yeux contraint le
regard à se détourner pour n'être plus qu'à l'écoute du grand
cri, du pur cri… Et soudain, une énergie intacte jaillit, le
silence se rompt… Le cri ultime, le fracas aveuglant d'un appel :
M'entends-tu ? Ouvre, je ne peux pas rester enfermé !
Éjaculation !
Laissez la place au Verbe !
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François
Bon
a été à l’origine de ces échanges le premier vendredi de chaque
mois, que j’ai découverts alors qu’ils étaient coordonnés par
Brigitte
Célérier
; Angèle
Casanova
a pris le relais à partir de novembre 2014. Je remplace Angèle
depuis le mois de novembre dernier.
Aujourd’hui,
c'est avec un très grand plaisir que je publie ce texte écrit à
quatre mains avec Giovanni Merloni, "Un cri qui vient de
loin", chez La dilettante.
Je
le remercie chaleureusement d'avoir accepter ma proposition et d'en
partager l'aboutissement sur son blog : Le portrait inconscient.
c'est superbe votre texte à deux voix.
RépondreSupprimerEt j'entends le cri de toutes les femmes depuis toujours (même quand muet) des femmes en noir autour de la Méditerranée
"Tels des cris subliminaux, nos mots s’étaient déjà rencontrés dans les tréfonds d’une rébellion partagée.
SupprimerIls se retrouvent maintenant au-dehors, à la (rare) lumière d’un soleil hardi, sage et combatif à la fois !" écrit Giovanni dans le texte d'accompagnement de notre échange...
Votre commentaire, comme en écho, en dit en peu de mots l'universalité, l'actualité et l'éternité. Merci
Mon commentaire est à lire sur le texte de Giovanni puisqu'il s'applique au même texte...
RépondreSupprimerMerci Dominique pour ce commentaire qui met au jour les sousbassements de ce cri poussé à deux voix (au moins) et à quatre mains :
Supprimer"Le cri s’écrit (et s’échange ici), se sculpte ou se peint (Munch évident) ou se fait entendre (Xenakis), écouter, comprendre."