vendredi 5 avril 2019

Apocryphes


I
Les chambres se répartissent dans les couloirs disposés en étoile autour du hall. Au bout d’un couloir, donc le lac ; de l’autre côté, au bout d’un autre couloir, au printemps fleurit un magnolia. L’extérieur c’est encore dedans. Je ne l’avais pas remarqué jusqu’à ce jour où, partie à la recherche d'un autre vieil homme égaré et agité, je le retrouve assis dans un fauteuil roulant. Vêtu d’une blouse verte, à son poignet un bracelet avec son nom, dans le pli du coude un cathéter, il regarde l’arbre aux généreuses fleurs roses et blanches en forme de calice. Ce matin-là l'infirmer lui a fait un prélèvement pour un bilan sanguin puis lui a mis des sangles pour la perfusion sinon il l'arrache. Il a retrouvé quelques forces, il pense qu'il fait trop chaud dans la chambre, qu'il est trop seul. Quand nous avons le dos tourné, occupés que nous sommes à courir en tous sens en ces jours où la pénurie de personnel se fait sentir cruellement, il décide d’aller faire un tour, voir un morceau de ciel bleu, voir un nouveau printemps. J’écris dans le couloir, pour attendre, en pensant que pour beaucoup ici, au bout du couloir, pas de nouveau printemps.
II
Sa venue au monde fut comme la traversée d’un tunnel long et obscur. Il en a gardé un goût pour les voyages immobiles et solitaires. Enfant, on le dit timide et renfermé ; on le trouve taciturne. Sa compagnie préférée, les personnages des histoires qu’on lui raconte puis des romans qu’il lit. Lorsqu’il franchit la porte de la maison, il marche en regardant ses pieds au bout desquels s’ouvre un univers de surprises et de rencontres. Sur les trottoirs de la ville, il recherche les pousses vertes dont le combat entêté contre le goudron le réjouit, tente de décrypter les traces laissées par l’humanité si peu soucieuse de respect. Dans l’herbe, il part en quête de trèfles à quatre feuilles, observe les insectes affairés, cueille quelques fleurs qu’il laisse sécher entre les pages des livres. Il rapporte toujours dans sa poche quelques cailloux dont il aime les couleurs et les formes, dans ses oreilles les voix des hommes et les sons de la nature. Et là, aujourd’hui, devant la porte...
Elle lève les yeux vers le ciel. Les nuages, leur course, fuite éperdue, pierre dans la poche. Elle ici, lui ailleurs, tous deux fragments du cosmos, grains de poussière au cœur du Grand Tout.


III
Jocelyn se retourne dans le lit et se rendort. La femme en chemise de nuit reste à la fenêtre. Malgré les ronflements, elle peut entendre des bribes de conversation. La jeune femme nue, en bas, est au téléphone. Ce qu’elle dit, elle, pas la personne à l’autre bout du fil, d’ailleurs de nos jours il n’y a plus de fil juste des ondes, elle n’entend pas ce que dis la personne au-delà des ondes donc.
Oui j’ai fait bien attention... Elle est à la fenêtre... Lui je ne l’ai pas vu... Non, non, elle ne s’est pas rendue compte... Pourquoi veux-tu que je fasse ça... Bon, j’y vais...
La jeune femme nue raccroche, se retourne, s’approche de la porte de la maison, la vieille femme en chemise de nuit entend le heurtoir retomber lourdement sur le bois de la porte. Elle frissonne. Il fait frais dans la nuit, elle ferme la fenêtre. Jocelyn, Jocelyn... Réveille-toi... Elle pose la main sur son épaule et le secoue légèrement.


Et aussi les Apocryphes de Françoise Sullivan et de Chrystel Courbassier faisant suite à mon Quatuor à dire et à ma Scénographie des voix...

La trace du cirque est-elle encore là dans la mémoire des anciens de la rue ?Les colombes se sont-elles transformées en lapins sous le foulard du magicien ? Vers quelle route rouge le cirque est-il parti, sur quel terrain en périphérie a-t-il le droit de s’installer ? Aujourd’hui, le soir, les bancs publics sont vides. Derrière les volets fermés, les personnes âgées regardent solitaires dans leur salon le Cirque du Soleil à la télévision.

Elle fait ça à chaque fois, je la connais, elle peut pas s’empêcher. Séduire, flirter sous mon nez comme si je n’étais pas là. Au début, je supportais pas. Malade de jalousie, je lui gueulais dessus, je la traitais de tous les noms d’oiseaux, je la frappais même et je m’en voulais à mort. Et puis j’ai compris que c’était plus fort qu’elle, qu’elle ne pouvait pas faire autrement, c’était en elle comme un démon. Et j’ai accepté qu’elle s’en aille, qu’elle disparaisse, pour quelques jours, quelques semaines parfois, pourvu qu’elle me revienne. Elle revient toujours, elle a besoin de moi comme moi, j’ai besoin d’elle, ça aussi j’ai fini par le comprendre. Elle me pardonne, je lui pardonne et tout repart comme au premier jour. On se découvre, on se redécouvre, on s’aime, on se déchire. Et puis, au fil du temps, j’ai fini par trouver ça plutôt exaltant et c’est moi qui la pousse plus souvent vers d’autres bras, dans d’autres draps. Ça me fait mal d’abord, comme un pincement au niveau du ventricule droit, ça pince fort et puis de moins en moins fort et puis plus rien, jusqu’à la fois prochaine. J’aime la voir s’abandonner dans le cou d’un autre, deviner leurs premiers baisers, leurs premières caresses, l’imaginer jouir sous les assauts d’un autre, et la douce douleur que cela me procure. Indéfinissable extase, pur oubli de moi-même, vertige éblouissant. « Et tu flirtes avec lui / Moi tout seul dans mon coin / Je n’sais plus qui je suis / Je ne me souviens plus de rien ». Je sais qu’elle reviendra, elle revient toujours.
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Ces textes ont été écrits dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2019 : « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle | proposition 8 & 9, vies brèves en hors champ et l’idée d’apocryphes... » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.








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