Suis
issue de deux lignées de fermiers, pas généraux, de ceux à qui
confier un fermage, le soin de cultiver la terre d’un propriétaire,
des paysans quoi. L'arrière-grand-père mort de la septicémie,
l'arrière-grand-mère qui prend les rênes de la famille. La
grand-mère orpheline. Dans l'autre branche de la famille, la
grand-mère qui perd un enfant en bas âge, qui ira accoucher de sa
dernière fille sous les bombardements ennemis pendant que la plus
âgée, sera ma marraine, accouche loin de la maison. Pour une fête
patronale, son cousin venu chercher ma mère. Demande faite à la
cousine pour la rencontrer. N’était pas mon père celui faisant la
demande. Apprendrons cela des années plus tard. Ne saurons pas qui
il était. Se sont rencontrés. Se sont aimés. Fiançailles. Mariage
le 17 octobre 1964. Printemps 1965, ai été conçue. Engendrée. Ne
voulait pas venir au monde. Venue au monde comme un tunnel long et
obscur. Ai été tirée hors du ventre maternel à l’aide de
forceps. Suis née. Avais la tête en forme d’œuf. Consignée dans
le registre des naissances. Prénommée Marie-Noëlle. Avait jusqu’à
Noël. Suis née le 12 décembre. Sera donc Marie-Noëlle. Pour les
deux ailes et le tréma, mon père ne savait pas bien, a dit de tout
mettre. Toute l’attention maternelle sur moi. Craignait des
séquelles après cette violence doublée et partagée. Suis l’aînée.
N’a pas voulu retourner à la maternité. Pour les sœurs et le
frère a accouché à la maison. A veillé. A été soulagée et
rassurée aux premiers pas, aux premiers mots. Ai grandi. Ai
dénoyauté des cerises pour ma petite sœur. Ai entendu qu’il
fallait donner l’exemple.
Pense
avoir eu une enfance heureuse. Pourtant rupture à l’âge de
raison. Blessure inavouable, secret enfoui. Du fond du puits de
l'enfance, remonte parfois une fissure dans le temps et dans
l'espace. Ai grandi en Bourgogne, dans une cité minière. Ai appris
à écrire. Ai appris à lire. Premier livre lu, Panache
l’écureuil. Ai lu les Fantômette de la bibliothèque
du fond de ma classe de CM1. Ai lu Les Jolivet et les treize coups
de minuit sur la plus haute marche de l’escalier qui menait au
grenier, chez mes grands-parents. Ai lu Le meilleur des mondes
assise à même le carrelage de la salle à manger. Ai lu
L’insoutenable légèreté de l’être à la cafèt’ du
CROUS à Dijon. Ai lu les quatre premiers tomes de La Saga des
émigrants dans les Vosges. Ai appris l’orthographe. Ai appris
la grammaire. N’ai pas été dégoûtée de la poésie par
l’exercice de récitation. Suis plus spleen de Baudelaire que
bohème de Rimbaud, plus hasard objectif de Breton que route de
Kerouac, plus discours amoureux de Barthes que nouveau roman de
Robbe-Grillet. Suis plus Madame de La Fayette, Colette, Sarraute,
Duras, Sagan que tous ces
auteurs. N’achète pas mes livres sur Amazone. Vais dans les
librairies, les vraies, et les bibliothèques. Suis
allée voir un film à l’Olympia avec ma classe. Ne me souviens pas
du titre. Me souviens que dans la rivière les enfants trouvaient un
vieux pneu qu’ils prenaient pour un serpent. Ai toujours été
effrayée par les serpents, les couleuvres, même les orvets. Pas par
les araignées ni par les insectes hormis ceux qui piquent. Redoutent
les piqûres, les allergies, celles des orties aussi. Aime le cinéma
en noir et blanc. Peux regarder des classiques plusieurs fois sans me
lasser. Ai du mal avec le cinéma d’aujourd’hui. Suis timide et
renfermée. Fais le clown pour donner le change. Renfermée sur
moi-même. Apparurent les angoisses. Apparurent les insomnies.
Disaient de moi que manquais de maturité. Adolescence houleuse
psychologiquement. Tranquille scolairement. Résultats étaient là.
Au lycée plus question de maturité.
Ai
d’abord appris un métier. Suis partie à la fac. Ai découvert la
liberté loin de la famille. Ai tenté des expériences. Ai commencé
à travailler. Ai repris des études en travaillant. Une licence pour
l’évolution de la carrière. N’ai jamais vraiment su le sens du
mot carrière. Une maîtrise pour le plaisir. Ai réussi. Arrêté
là. Aurais aimé continuer, mais épuisement. Ai exploré différents
aspects du métier. Sont
venues avec les lunettes, les ridules au coin des yeux. En explorera
peut-être d’autres avant la retraite. S’en éloigne la date
chaque année. Bois du bon thé, de la bonne bière, du bon vin.
Mange de bonnes choses, apprécie particulièrement les plats
traditionnels. Avec l’âge, ne supporte plus les excès. Devenue
raisonnable. Aime que les boissons et les plats soient bien chauds
même si c'est pour les laisser refroidir ensuite. Bois et mange
tiède. Trop chaud ou trop froid, trouve que l'on ne perçoit pas
bien le goût. Ne mâche pas de chewing-gum, me donne mal au ventre.
Ne mange pas de caramel, le souvenir d’une mauvaise expérience.
Aime les saisons intermédiaires, la douceur et la tendresse des
couleurs du printemps, les teintes empreintes de mélancolie de
l'automne. L'hiver aussi quand la neige recouvre la saleté de la
ville, pas la lumière crue de l'été. Aime l’odeur qui monte de
la terre après les premières gouttes de pluie. Ai
parcouru des chemins en forêt. Ai marché au bord de la mer. Me suis
baladée dans la campagne. Ai marché sur les bords de Seine. Ai
sillonné les rues de Paris et d’ailleurs. Ai visité des jardins.
Ai visité des musées. Ai visité des églises. Ai essayé. Ai
échoué. Ai essayé encore. Ai échoué encore. Ai échoué mieux.
Ai puisé. Ai étayé. Ai construit. Ai vécu. Suis entrée plusieurs
fois dans des sex-shops, toujours accompagnée d’un homme. Suis
allée voir un film porno dans une salle obscure, accompagnée d'un
ami gay, en ce temps-là on disait homosexuel. Me suis parfois
demandé si j'étais une « fille à pédés ». Jamais ne
me suis demandé si j'étais celle de mon père. Ai pourtant eu ma
période roman familial après la lecture de Sans
famille. Ai baisé sans
amour. Me suis amourachée souvent. Ai été amoureuse rarement.
M’arrive d’avoir du désir pour une femme qui marche devant moi
dans la rue. Ai connu des chagrins d’amour. Ai été quitté. Ai
quitté. N’aurai
pas d’enfant. Ai
eu un seul animal de compagnie, une chatte européenne noire. Ai
conduit mes parents à l’Éhpad.
Ai installé mes parents à l’Éhpad.
Ai visité mes parents à l’Éhpad.
Juste en face un vieux bâtiment, délabré, abandonné, un certain
charme, suis née là. Ai dénoyauté des cerises pour ma mère. Ai
pleuré les morts. Ai fait le deuil. Déteste quand le temps ne passe
pas. Déteste quand il passe trop vite. Avance avec la mémoire.
Avance avec les souvenirs. Avance avec la nostalgie. Ai
été rebelle intérieurement, intellectuellement. Pas dans les
actes. Ai appris à me connaître mieux au fil du temps. Ai compris
tardivement que la solitude était mon chemin. Sais maintenant que si
tout n’est pas sérénité, possible de la frôler, plus que la
frôler parfois. Disparurent les insomnies. Ne
comprend pas vraiment les règles du jeu. Ai fait. Ai vu. Ai lu. Suis
venue. Ai vu. N’ai pas vaincu. Suis devenue ce que suis parce que
tout ça. N’ai
pas perdu toutes mes illusions. N’ai ni regrets ni remords. N’en
suis pas sûre. Garde espoir en l’avenir.
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Ce
texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de
l'été 2019 : «
Pousser
la langue, proposition 7 | introspection sous verbe »
proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.
"Ai compris tardivement que la solitude était mon chemin. Sais maintenant que si tout n’est pas sérénité, possible de la frôler, plus que la frôler parfois. Disparurent les insomnies. Ne comprend pas vraiment les règles du jeu. Ai fait. Ai vu. Ai lu.." combien de nous peuvent se retrouver dans ces mots ?
RépondreSupprimerPour moi, il n'y a pas incompatibilité entre Breton et Kerouac : le hasard prend aussi la route... :-)
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