Entends-tu ?
Entends-tu nos voix qui se sont tues ? Entends-tu derrière nos
voix l’étendue du silence qui nous sépare ? Vois-tu dans
cet éternel présent de nos regards le lien qui nous unit,
maintenant que tes yeux se posent sur nous ?
Réunis
dans un cercle. Une famille. M’a-t-elle devancée ? Peut-être.
Je n’ai pas de mémoire ; j’ai beau scruter leurs regards
fixes et quelque peu farouches, j’ai bien peur qu’elle ne soit à
jamais perdue. Réunis dans un cercle. Elle, la mère, assise dans sa
robe noire qu’on voudrait de satin, assise comme sur un trône, la
main du père sur son épaule. Il a ôté sa casquette que l’on
croit entrevoir accrochée près de l’entrée de la maison. Il en
reste la marque sur le front. Son aîné a sa posture. Comme lui, il
est freiné dans un élan, dans une ténacité où pointe
l’inquiétude de ne pas voir vers ce futur improbable, dans
l’attente de l’ordre du photographe. Il porte des habits de
presque homme, un gilet sous sa veste longue, un pantalon déjà sous
le genou. Je ne sais s’il a des chaussettes dans ses bottines à
boutons plutôt neuves. Je pense que oui. Son cadet en marinière
claire rechigne à vouloir rester sans bouger. D’ailleurs, on vient
de le réprimander. « Arrête de gigoter ! d’agiter les
bras ! tu vas froisser tes vêtements ! » Et c’est
un regard torve qu’il lance à travers le siècle. Le plus petit a
obéit, lui, a attendu juste avant le clic, non ? Les filles
sont si posées au contraire. L’aînée parait bien plus grande que
son âge, trop sérieuse, presque nourrie de colère. La cadette,
seule, sourit, le bras gauche posé nonchalamment sur l’épaule de
sa mère. La mère qui timide à sourire elle aussi, mais a su
conserver des yeux rieurs qu’elle offre ainsi à l’inconnu qui la
regarde aujourd’hui. La mère, derrière son regard lumière,
derrière sa robe noire qui pourrait être de taffetas, la mère,
reine assise comme sur un trône, la mère s’efface inexorablement,
disparaît. Car les cols clairs du père et de l’adolescent comme
les grands cols sur les robes des filles tracent une double ligne
convergente vers l’enfant, tenu par deux mains solides. L’enfant,
au cœur d’une nativité sans âge sur le trône du temps. Il me
fixe avec deux grands yeux ourlés de sourcils noirs, étrangement
forts, dérangement vifs sous la retouche.
Non,
je n’entends pas vos voix que vous avez su taire à cet instant. Je
ne vois sur vos visages que le calme malgré des sentiments retenus,
enfouis, tenus au loin, tout comme les bruits proches de la rue, tout
comme la fatigue qui s’inscrit sur vos mains adultes. Toute la vie
est revenue après cette photo solennelle que vous avez pris soin de
me faire parvenir. Toute la vie, contenue dans ce cercle. Une famille
millénaire, la nativité de toute génération.
Sylvie
Pollastri
François
Bon
a été à l’origine de ces échanges le premier vendredi de chaque
mois, que j’ai découverts alors qu’ils étaient coordonnés par
Brigitte
Célérier
; Angèle
Casanova
a pris le relais à partir de novembre 2014. Je remplace Angèle
depuis le mois de novembre dernier.
Aujourd’hui,
j’ai donc le très grand plaisir de recevoir Sylvie Pollastri pour
ces Vases Communicants et de publier son texte « Dans cet
éternel présent de nos regards (1/2) » sur La
dilettante.
Je
la remercie d'accueillir mon texte « Dans cet éternel présent de nos regards (2/2) » son blog : Chronique
des pas perdus.
©
Sylvie Pollastri
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