mardi 23 décembre 2025

Page 66 - « La voûte du ciel s’enfonçait à l’horizon... »

La voûte du ciel s’enfonçait à l’horizon, d’un côté dans le poudroiement des plaines, de l’autre dans les brumes de la mer, Helena fixa une dernière fois le lointain où le bateau qui emmenait Franz, son fils, vers l’Europe n’était plus qu’un point blanc seulement perceptible par quelques volutes de fumée blanche. Elle ne le reverrait pas avant la fin de ses études. Elle allait passer les cinq années à venir en tête à tête avec Hans, son mari, avec qui elle ne partageait plus grand-chose.

Avant que son regard ne se brouille de larmes, elle tourne le dos à la mer et s’engage dans le chemin en pente douce qui la conduit jusqu’au village où elle a laissé sa voiture près de l’église. Elle sait qu’avec ce départ se referme la porte de sa jeunesse et de l’adolescence de Frantz. Elle voudrait s’asseoir là, dans l’herbe au bord du sentier mais ne sachant pas si elle pourrait se relever, elle y renonce. Elle boira plutôt un verre au café près de la fontaine où l’animation la distraira et lui permettra de ne pas trop ressasser ses idées noires.

Elle termine le trajet d’un pas alerte, s’installe à la terrasse, commande un thé à la menthe et deux baklavas. En attendant qu’on les lui apporte, Helena regard autour d’elle ; des personnes âgées sont là à boire un verre, quelques personnes traversent la place, les autres sont restées chez elles au frais, à l’abri de la chaleur écrasante de ce début d’après-midi. Le serveur, un garçon qu’elle ne connaît pas, aussi brun que Frantz est blond, pose la théière, le petit verre aux mosaïques colorées et les pâtisseries sur la petite table et lui verse un verre. Elle lui sourit et le remercie.

Elle souffle très doucement sur le thé brûlant, en aspire délicatement une gorgée et entame le premier baklava. Elle sort ensuite de son sac un paquet de cigarettes dont elle retire brusquement le papier cellophane, en fume une qu’elle écrase nerveusement dans le cendrier. Elle retarde le plus possible la fin de cet intermède improvisé, le moment de rentrer à la maison. Elle finit par régler l’addition et se lève pour rejoindre sa voiture. Elle s’assied à l’intérieur, lâche un long soupir, met la clé sur le contact et démarre lentement.

Sur le chemin de la corniche, son regard se brouille de larmes qu’elle ne peut retenir, elle rate le virage, la voiture dévale dans les rochers et s’écrase sur la plage en contrebas. Helena est morte. La voiture et son occupante seront retrouvées par Hans quelques heure plus tard, alors qu'il rentre du travail à vélo et que le soleil commence à s’effacer à l’horizon.

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Gustave Flaubert – Salammbô – GF-Flammarion (Folio)

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