mardi 10 janvier 2017

Chemin de mémoire



Sauter à pieds joints dans les graviers pour le plaisir d’esquiver l’escalier à une seule marche, comme pour le narguer. Respirer l’odeur du seringa qui sépare notre cour de celle des voisins ; quelques pas vers la cabane dite de devant car juste en face de la porte de derrière. Dans celle-là, trois armoires contenant conserves et confitures, ustensiles de cuisine et linge de maison peu souvent utilisés et nos vélos. Deux autres attenantes : une pour entreposer les boulets de charbon employés pour le poêle et la chaudière et celle du fond, plus un débarras.
Ouvrir la porte et sortir le mini-vélo jaune. Longer le garage en bois jusqu’à la petite place où mon père gare la voiture avant de la rentrer. Faire un arrêt près du compartiment où est stockée la boue pour le chauffage ; presque au bord du trottoir, avant de s’élancer, regarder à droite et à gauche bien que les automobilistes, tous parents d’enfants du quartier, soient très attentifs.
Descendre la rue Jacquard avec un regard pour chaque couple de maisons jumelles dont je connais tous les locataires ; ici un bonjour à une copine là un signe à une vieille dame. A la moitié de la rue, un puits identique à tous ceux qui émaillent la cité afin de donner aux mineurs l’accès à l’eau potable mais ne servant plus qu’à l’arrosage des jardins.
Arrivée en bas de la rue, engager le virage avec prudence et détermination. Faire bien attention à toutes les rues qui viennent de la droite car dans la cité pas de stop, c’est le règne de la priorité à droite.
Parvenue à la fronde que forme l’embranchement de la rue Buffon et du boulevard de Verdun, continuer presque tout droit sur celui-ci. Une dernière priorité à droite avant de virer à gauche sur la route de la ferme. De chaque côté, les prés, celui des vaches à senestre et celui des cochons à dextre, les regarder en évitant de se retrouver dans le fossé aux orties pas très accueillant pour les fesses.
Dans la cour, faire attention au Black, brave chien de berger, qui se précipite inévitablement pour manifester sa joie malgré tous les embêtements subis dans notre enfance. Jeter le vélo contre le grillage qui clôture la petite cour autour de l’appentis vert où mes grands-parents et ma tante vendent les produits de la ferme aux habitants de la cité ; c’est matin et soir le lait fraîchement tiré, tout au long de la journée les fromages de chèvres et les œufs et aussi, plutôt en fin de semaine, les volailles et les lapins vivants ou tués, prêts à cuisiner.
Jeter un coup d’œil dans la volière entourée de roses et de dahlias où roucoulent les tourterelles. Se précipiter dans la bassie pour déguster les douceurs préparées par ma grand-mère et les cheuneries à choisir dans la magasinette, le tiroir de l’armoire de la chambre du fond -inoccupée- où la verveine cueillie au jardin sèche sur le lit répandant son parfum si caractéristique. A l’adolescence, le même chemin avec le vélo bleu et la rejoindre dans la salle à manger pour l’initiation aux travaux d’aiguilles, à ces ouvrages qu’on dit de dames.

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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'hiver 2016-2017 : « du lieu, 2 | le mouvement, mais sans verbe » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.





1 commentaire:

  1. "... celui des vaches à senestre et celui des cochons à dextre ..." Superbe texte .

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