vendredi 6 mai 2016

Vases Communicants du 4 mai 2016 : Invité : Dominique Hasselmann : « La peau de pierre nue »






François Bon a été à l’origine de ces échanges le premier vendredi de chaque mois, que j’ai découverts alors qu’ils étaient coordonnés par Brigitte Célérier ; Angèle Casanova a pris le relais à partir de novembre 2014. Je remplace Angèle depuis le mois de novembre dernier.


Aujourd’hui, j’ai donc le très grand plaisir de recevoir Dominique Hasselmann pour ces Vases Communicants et de publier son texte « La peau de pierre nue » chez La dilettante.


Je le remercie d'accueillir mon texte « Vous qui passez sans me voir... » sur son blog : Métronomiques.


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(cliquer pour agrandir)


La peau de pierre nue

Imprudemment sans doute, j’ai quitté mon piédestal mais j’ai attendu que la nuit ait enveloppé les environs. Si je m’étais baladée dans le plus simple appareil, on m’aurait mis la main dessus. Ou il aurait fallu que je me trouve et enfile une burqa pour passer inaperçue.

J’ai marché le long des rues près de ce parc de Créteil. Tout était calme et silencieux, seules quelques rares voitures s’annonçaient de temps en temps au loin par le pinceau de leurs phares blancs. Alors, je me rencognais rapidement dans une porte cochère ou derrière un abribus.

Le vent caressait ma peau de pierre nue. Drôle d’impression que celle de retrouver sa liberté de mouvement si longtemps déniée, entravée… Je n’avais pas noté le nom de celui qui, telle une Frankenstein féminine (en plus jolie !), m’avait créée. C’était peut-être aussi une femme sculpteur, un double de Mary Shelley ? On ne m’avait pas demandé mon avis, une fois l’œuvre ou le forfait accompli.

Quel besoin d’habits ? J’avais affronté sans rien toutes les saisons, le gel et la neige de l’hiver, le printemps des fleurs bleu blanc rouge, l’été meurtrier, l’automne et sa rousseur, et ce, durant quelques années. Sans compter les regards concupiscents (des hommes et parfois des femmes), les caresses osées (de préférence une fois le soir tombé, malgré l’entrée du parc cadenassée), les baisers à bouche-que-veux-tu et que je ne pouvais repousser.

Là, je me sentais enfin libre, mes jambes étaient soudain déliées, mes cuisses fonctionnaient comme des bielles de locomotive à vapeur, mes longs cheveux me servaient en quelque sorte de GPS nocturne. Je n’avais pas froid, la marche faisait circuler un sang nouveau dans mon corps jusqu’alors pétrifié.

Ce parfum entêtant d’horizon indéterminé (comme ce qu’ils nomment un « CDI »), de lignes de fuite offertes, d’escapade sans butoir, j’en profitais avec joie et innocemment.

Par ce coup de baguette magique inattendu – quelqu’un avait écrit à mon propos et ses simples lignes avaient coupé les liens qui m’attachaient au socle minéral de ce lieu à la Philippe Sollers – je goûtais, sans l’avoir jamais espéré, l’enchantement, l’adorable miracle qui m’adoubait fortuitement dans le monde des vivants.

Après plusieurs heures de promenade, du moins je le présume car je n’avais pas reçu de montre figurant à mon poignet, je commençais à ressentir une certaine fatigue (j’aperçus une plaque : rue Poète et Seillier), et je décidai de regagner mon lieu d’habitation. J’enjambais sans difficulté, comme à l’aller, la clôture de cet espace vert où on n’avait pas encore installé des toboggans pour enfants avec sol amortisseur de chocs en fausse mousse verte.

Je me rapprochai doucement du socle sur lequel j’avais été plantée le jour de ma naissance. Le jour apparaissait et les fleurs, gonflées de rosée, m’avaient attendue.

Je repris la pause : debout, souriante, les seins fiers, la jambe galbée en avant, comme pour indiquer que j’étais prête à une nouvelle excursion.

Les visiteurs du soir pouvaient désormais revenir mais ils ne sauraient jamais que je possédais maintenant une double vie.



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texte : Dominique Hasselmann
photographie : Marie-Noëlle Bertrand




10 commentaires:

  1. De la double vie des statues, il y aurait un bel album à faire, et vous avez joliment écrit la première page... ( de "presquevoix")

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  2. Oh ! oui, quelque recueil sur la double vie des statues !

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    1. Dominique Hasselmann6 mai 2016 à 09:43

      @ Sauvage Marien : il faut que je m'achète un burin ! :-)

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  3. Cette histoire ne me laisse pas de marbre, c'est tout à fait ce que j'imaginais de la vie des statues, surtout quand elles sont aussi belles...

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  4. Merci Dominique, c'est une échappée belle !
    Baudelaire aussi fait parler les statues :
    "Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre,..."

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  5. @ Francesca : c'est vrai mais je n'avais pas pensé à lui...

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