Créteil
: oubli et sagesse d'une banlieue parisienne
Assis
au bout de la rame, je suivais sur la vitre rayée les vagues reflets
ensoleillés d'un après-midi d'hiver, tandis que deux questions me
tiraillaient :
—
En
quoi consiste-t-elle l'identité unique de chaque commune de la
banlieue francilienne vis-à-vis de Paris ?
—
Y
a-t-il un rapport possible entre l'expérience qu'un habitant de la
banlieue peut se faire de Paris et l'expérience d'un Parisien
vis-à-vis d'une commune de la banlieue ?
Pendant
le voyage, je me disais d'abord une chose assez banale : même si le
trajet est constellé de nombreux arrêts, le fait de se déplacer en
métro au lieu qu'en train ou avec le RER, cela crée inévitablement,
avec le temps et la familiarité des noms des stations et leur
pouvoir d'évocation symbolique, un lien affectif profond entre les
communautés de voyageurs et les contextes qu’ils traversent au fur
et à mesure. Peut-être, le lien établi par la ligne 8 du métro —
entre République, Bastille, Daumesnil, Liberté, Charenton,
Maisons-Alfort et Créteil, par exemple — est-il plus fort que le
lien, confié à la voiture ou au bus, entre Créteil et Vincennes ou
Montreuil...
Puis,
j'ai réfléchi à l'âge des voyageurs. Un échange journalier entre
la ville de Créteil et Paris ne concerne qu'une partie de la
population. Les gens au foyer, les enfants ainsi que les adolescents
se rendant à l'école secondaire ou les retraités de mon âge ne se
déplacent que très rarement dans les deux sens...
Quelle
valeur peut-il y avoir, alors, dans mon témoignage d'un jour ?
Pourrait-on y découvrir l'intérêt d'une « découverte »
quelconque ?
Je
voudrais savoir exprimer ce que cette banlieue me suggère, savoir
découvrir en elle ce qui jaillit de l'oubli, volontaire ou pas, de
son ancien paysage disparu, savoir expliquer un à un ses actes de
sagesse et de réalisme. J'aimerais bien être capable de trouver les
mots pour dire ce qu'il faut dire et de même proférer les mots
adaptés pour « ne pas » le dire…
Arrivant
à Créteil je me dis que l'idée de Marie-Noëlle, s'inscrivant dans
l'esprit des « vases communicants », est déjà une réponse à mes
questionnements. Elle a proposé en fait un échange assez simple :
je vais me promener dans un endroit tout à fait inconnu pour moi,
Créteil, tandis qu'elle choisit la nuit pour traverser le Xe
arrondissement de Paris. Si je ne me suis jamais rendu, jusqu'ici,
dans cette commune située à la confluence entre Seine et Marne (qui
représente aussi la tête de pont du vaste département du val de
Marne), il est aussi probable que Marie-Noëlle n'ait jamais flâné
dans mon quartier pendant la nuit !
D'ailleurs,
sa proposition contient en elle-même une provocation qui m'intrigue
: étant presque impossible confronter les existences de ceux qui
vivent dans les vingt arrondissements de Paris avec celles des
habitants des multiples banlieues, l'expérience des vases
communicants affronte, aussi courageusement qu'inconsciemment, le
thème de l'incommunicabilité. Une question de plus en plusévidente
de nos jours, mais qui n'a pas explosé que dans les dernières
années du « boom » informatique.
Paradoxalement,
les « vases communicants » — tout en représentant l'un de plus
intelligents escamotages pour briser, au nom de l'échange et de la
prise de conscience réciproques, la logique conformiste des réseaux
sociaux — peuvent devenir l'occasion pour mettre en valeur, au lieu
des choses qui nous rapprochent, les contradictions qui nous font
réfléchir. Et l'exercice des vases peut donc convoquer, sans qu'il
y ait du scandale, le thème de l'incommunicabilité.
Comme
le disait Pangloss — et il a toujours raison —, nous vivons dans
le meilleur des mondes possibles. Et nous ne traversons qu'un petit
segment de l'histoire de la terre que nous habitons. Ce qui assume
aujourd'hui une importance vitale pour chacun de nous changera sans
doute avec les systèmes de valeurs qu'on fabriquera autour de cela
dans un futur assez prochain.
Il
me semble évident pourtant que cette incommunicabilité dont j'ai
entendu parler en premier par Michelangelo Antonioni dans ses films,
et notamment dans « L'éclipse » et « Désert rouge », descend
directement de ce présumé « boom économique » ayant débarqué
en Europe une dizaine d'années après la Seconde Guerre.
L'incommunicabilité
entre les personnes jaillit d'abord de la rupture brutale et violente
de l'ancien système de cohabitation et de collaboration mutuelle
entre la ville et la campagne à travers l'abandon de la hiérarchie,
jusque-là équilibrée, entre des villes ayant différent poids et
importance et la création, au contraire, d'une hiérarchie
indistincte entre centres et périphéries se traduisant,
inévitablement, en une perte d’identité qui touche soit les
centres que les périphéries mêmes.
Évidemment,
ce « modèle » d'érosion progressive du territoire — basé sur
l'hypothèse de l'utilisation massive de l'automobile et des
hypermarchés — s'appuyant sur les technologies du béton armé, de
l'asphalte et du plastique, a rencontré parfois des résistances ou
des solutions de compromis acceptable en France, surtout là où le
réseau ferroviaire et métropolitain était intégré depuis
longtemps aux centres urbains caractérisés par une identité
historique et culturelle plus
nette.
Toujours
est-il que la banlieue parisienne n'échappe pas à « l'inversion de
la modernité » qui touche la plupart des banlieues du XXe siècle
en Europe. Tandis que Paris, le Paris du baron Haussmann avec le
quartier de deux gares, par exemple, ayant pour axe primordial le
boulevard Magenta, demeure, pour moi, la ville d'Europe la plus
moderne et clairvoyante.
En
fait, si les Romains du temps de César, tout en ayant en Rome une
ville assez chaotique, avaient un formidable talent pour bâtir de
merveilleuses « villes nouvelles » (dont Bologne ou Bordeaux, par
exemple), tout en profitant d'une ville « à mesure d'homme » les
Parisiens n'ont pas su créer, aux environs, des villes également
vivantes et confortables.
Certes,
la banlieue parisienne se présente bien, beaucoup mieux que celles
qui serrent Rome ou Naples dans un étau chaotique. Mais on y
perçoit, quand même, l'absence de quelque chose d'essentiel...
Pourquoi,
sur la paroi grise-céleste d'un édifice provisoire à côté des
rails, à deux pas de la station du métro de Créteil, quelqu'un à
écrit en lettres majuscules:
DROIT
AU BONHEUR POUR TOUS
LA
FRANCE INSOUMISE.... (?)
Cependant, au bout de ma «
promenade communicante », je voudrais abandonner toutes ces «
considérations sérieuses », forcément pessimistes, pour exposer
mon tout simple « déplacement à la découverte des lieux où
habite une chère amie » en me bornant à analyser mon dépaysement
vis-à-vis d'un contexte « tout neuf », dont le regard d'un jour ne
pouvait pas saisir l'histoire ni la personnalité.
Quand
j'y suis venu, j'ai dû d'abord constater ma condition de piéton,
désormais irréversible depuis plus que dix ans, qui m'a rendu
incapable de m'adapter à un endroit structuré en fonction de la
voiture.
Ensuite,
j'ai réfléchi que si je ne partage pas, physiquement, la vie de
quelqu'un qui compte pour moi dans le lieu même où il habite, si
rien n'arrive d'étonnant au long du parcours suivi, je risquerais de
survivre à la petite frustration d’une expérience suspendue...
J'ai
alors suivi au hasard un parcours possible, essayant de traverser ou
frôler les différents endroits qu'elle m'avait indiqués. Dans ce
parcours, l'unique chose qui avait vraiment de l'importance pour moi
c'était la rue où elle habite, c'était retrouver une maison qui
pouvait être la sienne ; c'était imaginer sa rentrée chez elle le
soir, ses rencontres chez elle ou dans la rue ; ses courses ; ses
parcours quotidiens vers le bus ou le métro ; l'alternance du beau
temps et du temps mauvais, ce qui lui donne l'envie de sortir ou, au
contraire, ce qui l'invite à rester chez elle ; ses amis et ses
amies, sa vie
dans une collectivité engagée, enfin comment vit-elle le rapport
entre son lieu de résidence et celui de travail ?
Des
choses qu'on ne peut pas découvrir en un seul jour ! Et pourtant,
juste au couchant, un rayon jaune, en guise de flèche, m'a indiqué
une grille avec des noms accrochés. Je me suis arrêté pendant un
instant et je me suis vu moi-même entrer et sortir de cette porte,
emprunter ma voiture garée à côté, partir à la recherche d'une
boulangerie ou d'une pharmacie ou, plus loin, des berges de la
Marne... Tout cela m'a rapproché davantage d'elle, donnant un sens
accompli à ma visite, même si je n'ai rien compris de ce monde
assez dur et impénétrable où les trésors sont cachés.
Giovanni
Merloni
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François
Bon
a été à l’origine de ces échanges le premier vendredi de chaque
mois, que j’ai découverts alors qu’ils étaient coordonnés par
Brigitte
Célérier
; Angèle
Casanova
a pris le relais à partir de novembre 2014. Je remplace Angèle
depuis un peu plus d’un an.
Aujourd’hui,
j’ai donc le très grand plaisir de recevoir Giovanni Merloni pour
la deuxième fois dans le cadre des Vases Communicants et de publier ses photographies et son texte sur La
dilettante. Je le remercie d’avoir accepter de venir visiter ma
banlieue alors que j’allais dans son arrondissement parisien.
Découvrir, effleurer, ressentir… photographies et textes en écho.
Je
le remercie d'accueillir mon texte « En descendant le boulevard Magenta avec la nuit »
sur son blog « Le
portrait inconscient ».
Très bel échange de lieu et de vécu, Merci à tous les deux !
RépondreSupprimerL'incommunicabilité a été vaincue...
RépondreSupprimerLa prochaine fois, passe voir la place de la mairie et son cinéma "Le Mélies"...