mardi 27 septembre 2016

Dans cet éternel présent de nos regards...




Entends-tu ? Entends-tu nos voix qui se sont tues ? Entends-tu derrière nos voix l’étendue du silence qui nous sépare ? Vois-tu dans cet éternel présent de nos regards le lien qui nous unit, maintenant que tes yeux se posent sur nous ?


Toi, la petite fille sur cette photo, ta voix je l’ai entendue, tu étais ma grand-mère. Nous avons passé de longs après-midis ensemble, tu m’as appris à tricoter et à broder. Nous avons beaucoup bavardé, tu as souvent évoqué la Seconde Guerre mondiale et l'enfance de ma mère et de mes deux oncles.
Mais de l'époque de cette photo, jamais nous n'avons parlé ; moi, je n’ai pas posé de question sans doute par timidité ou crainte de t'attrister ; toi, tu n'as rien dit sans doute par pudeur ou parce que la blessure n'était pas totalement refermée. Ce que je sais de ce temps-là, c’est ma mère qui me l’a raconté.

La piqûre de l’Épine noire –celle du prunellier- la septicémie, la mort de ton père… alors que tu n'as que quatorze ans. Tu me parais pourtant bien petite, ici, entre tes deux frères. Tu t'agrippes à la main de l'un comme pour ne pas sombrer et tu t'appuies sur le genou de l’autre comme pour trouver un appui pour l'avenir.

Et puis derrière, la mère, cette figure tutélaire, c’est mon arrière-grand-mère ; elle, je ne l’ai pas connue. C'était une maîtresse femme -on ne dit plus cela aujourd'hui- qui a décidé de continuer la tâche de son mari et a repris la ferme avec le plus âgé de ses fils. Elle a travaillé avec obstination et ténacité. Elle vous a aimé, certainement comme on aimait alors ses enfants, avec distance et retenue. Elle vous a conduit vers l'âge adulte avec autorité et bienveillance, s'acquittant à la fois du rôle du père et de celui de la mère. Puis chacun des enfants s'est marié et a suivi son propre chemin mais ils restèrent fort attachés les uns aux autres et les liens entre leurs enfants furent plus de frères et sœurs que de cousins et cousines.

Oui, j'entends vos voix... Je devine sur le visage des uns la tristesse et la mélancolie, sur celui des autres la détermination et la résolution ; parfois ces sentiments entremêlés.
Toute votre vie est inscrite dans cette photo solennelle qui m'est parvenue par le biais de trois générations de femmes, de maîtresses femmes.
Que m'avez-vous légué ? Des valeurs que je porte parfois contre vents et marées, et qui me fondent et me constituent en partie.



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Ce texte a été publié pour la première fois sur « Chronique des pas perdus », le blog de Sylvie Pollastri, dans le cadre des Vases Communicants davril 2016.
Quand nous avons commencé à parler de cet échange, Sylvie Pollastri m'a envoyé une photo ancienne… Cela m'a tout de suite fait penser à cette photo de famille que je gardait, avec quelques autres, dans un carton près de mon bureau depuis plus de deux ans. Je souhaitais écrire à partir de celles-ci, cet échange aura été le déclic d'une première tentative.
L'incipit, et donc le titre, sont de Sylvie que je remercie une fois encore.





mardi 20 septembre 2016

Dans l’obscurité, choeur bruissant… (Back to basics, 7 | aller chercher la voix des vivants)





Dans une chambre : un cosy, un petit lit et un grand lit où elles dorment à deux. Elles sont quatre donc. On leur a dit d’éteindre la lumière ; il est tard, il faut dormir. Dans le noir, les corps disparaissent, ne restent que les voix. L’horizontalité et l’obscurité métamorphosent ces voix, ce ne sont pas les voix du jour : elles viennent de la poitrine, elles sont plus graves, certaines se font plus sombres.
Ces quatre voix se mêlent dans le secret de la chambre, quatre voix d’enfants, quatre voix de fillettes… quatre voix comme une seule, chœur bruissant… Temps suspendu des confidences et des confessions, celles qui ne supporteraient pas la lumière du jour.
Parfois un éclat de voix, un rire étouffé attirent l’attention de la mère dans la chambre toute proche. Elle dit qu’il est temps d’arrêter. C’est le signal...

Les murmures s’échelonnent, les balbutiements deviennent de moins en moins cohérents, les mots incompréhensibles ; une à une, les voix s’éteignent emportées par le sommeil… remplacées par des soupirs, des ronflements ou juste un souffle régulier. Au cœur de la nuit, il arrive que l’une des quatre gamines parle en dormant. Se manifeste alors une voix d’outre-sommeil, venue d’ailleurs, d’un autre monde peut-être, celui de l’inconscient, des oracles, des craintes, tourments et angoisses, des joies aussi.

L’écho de ce chœur résonne aujourd’hui encore lorsque, par les hasards de la vie, ces quatre voix dispersées se retrouvent, si ce n’est au complet au moins à deux, pour dormir dans une même chambre.
Ces voix ont changé, les timbres et les intonations sont différents mais elles retrouvent instinctivement ce rituel de l’obscurité, celui des voix d’avant le sommeil, toutes lumières éteintes. Il n’y a plus celle de la mère, ses injonctions pour dire que cela suffit, qu’il est tard, qu’il faut dormir maintenant.


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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'été 2016 : « back to basics, 7 | aller chercher la voix des vivants » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.





mardi 13 septembre 2016

La clameur du petit cirque s’était tue (Back to basics 5 | la route rouge de Rimbaud)




Sur la place, la clameur du petit cirque s’était tue. Le silence et le rituel tintement, balise du temps qui passe, au clocher de l’église, avaient repris leurs droits.

La veille, le clown a rangé son nez rouge dans la boîte à maquillage et l’auguste son chapeau blanc conique dans son carton, les acrobates ont démonté avec précaution le trapèze et le trampoline, le funambule a minutieusement enroulé son fil, l’écuyère a plié soigneusement son costume pailleté dans la valise bleue,... Dans la douce lumière dorée du soleil vespéral, ils ont démâté puis enroulé le petit chapiteau rouge et jaune. Entre chien et loup, juste avant que n’apparaisse le halo bleuté de la lune, ils ont chargé tout le matériel dans le grand camion.

A l’aube, ils ont conduit leur modeste ménagerie dans les cages. Dans le petit matin blanc, ils ont attachés les longues caravanes aux grosses voitures ; les portières ont claqué.

Dans l’éclat verdâtre des réverbères, ils passent devant l’église. La lumière éclaire faiblement la fillette qui a passé quelques jours dans l’école du village. Derrière la vitre, son visage est illuminé par un sourire. Sur ses genoux, la petite volière avec les colombes de son père, le magicien. Elle emporte un peu de la chaleur des bras d’une fillette gadji qui lui a accordé son amitié malgré la peau couleur acajou, la saleté et la robe défraîchie.

Ils partent vers un autre bourg. Reviendront-ils l’an prochain ? Sera-t-elle encore avec eux ? L’empreinte d’une main à la peinture rouge esquissée dans les toilettes du préau est-elle un signe laissé à l’intention de son amie ?



Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'été 2016 : « back to basics, 5 | la route rouge de Rimbaud » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.




mardi 6 septembre 2016

« Vous qui passez sans me voir... »





© Dominique Hasselmann





« Vous qui passez sans me voir... »


Dans la lumière humide d'avril,
il passe, il ne me voit pas
de toute façon, il ne me regarderait pas
il détournerait les yeux.
Il fixe sa tablette tout en marchant,
il se croit connecté…
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Aujourd'hui, moi, j'ai déconnecté,
je suis resté sous la tente,
fragile esquif au cœur de la ville,
bulle où commence la contrée nommée exclusion,
il ne veut pas en franchir la frontière,
ne serait-ce que d'un regard…
Je suis l'incarnation de ses pires craintes.
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A louer, la pancarte est là depuis des semaines...
Quelqu'un s'est-il dit une seule fois :
celui qui est assis sur le seuil,
celui qui est allongé sous la tente,
d'autres aussi
pourraient y trouver un abri de fortune.
C'est sûrement pas chauffé
mais au moins, ils auraient un toit sur la tête…
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N'ont-t-ils pas plutôt pensé
Allez wake up, bouge-toi feignasse
T'as deux bras, deux jambes...
Je suis une vie qui ne compte pas,
pas même une ombre de la rue.
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Je suis le spectateur de leurs vies,
nos quotidiens sont deux mondes même pas parallèles...
Je ne suis pas l'invisible,
je suis l'invu, l'inregardé.
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Ce texte a été publié pour la première fois sur « Métronomiques », le blog de Dominique Hasselmann, dans le cadre des Vases Communicants de mai 2016.



vendredi 2 septembre 2016

Vases Communicants du 2 septembre 2016 : Invité : Franck Queyraud : Sans titre



Sans titre par Franck Queyraud
(Vase communicant - #56 - Septembre 2016)



Photographie de Marie-Noëlle Bertrand
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Il regardait le monde avec un air suranné et toujours son clope au bec. On ne savait jamais s'il était triste ou ironique. Il ne disait jamais rien de blessant, les rares fois où il parlait. Il souriait et vous tournait le dos. Sa main qui tenait la cigarette faisait un geste de salut. Il repartait comme il était apparu. Il écoutait tout ce que chacun avait à dire. Il ne participait pas aux discussions. Un jour, il vous rappelait que vous aviez dit ceci et que vous aviez dit cela. Et il pouvait s'être écoulé dix ans. Je l'avais surnommé Sans titre. Quand je lui ai avoué : il a souri, toujours son clope au bec. Il s'est retourné et m'a salué de dos en levant sa main d'où s'échappait une fumée blanchâtre.

Sans titre pouvait aussi s'entendre comme sans légitimité pour parler ou donner son avis. Il composait ici ou là des poèmes avec un vocabulaire simple, des mots de tous les jours, les mots des ouvriers. Et, je ne comprenais pas comment il faisait mais une belle mécanique sonore naissait qui favorisait la compréhension, enclenchait une image à laquelle vous n'aviez pas pensé, déclenchait une sensation inédite voire une émotion. Il ne souhaitait pas envoyer ses poèmes à un éditeur pour les voir couchés sur du papier, puis, dormir sur les rayonnages d'une bibliothèque.

Il préférait les dire, ses poèmes. Il répétait souvent que ce n'était pas des poèmes mais les photographies d'un instant. Ce qui dévalorisait son travail. Les mots lui étaient venus ainsi, il n'en faisait pas tout un plat. Être un artiste, un peintre ou un poète, était pour lui, un supplément d'âme, une conscience choisie mais en aucun cas, un métier ou une position dans le monde. Il ne cherchait pas à comprendre si son poème était issu de la lecture de machin ou de bidule, qui étaient célèbres selon lui, pour de mauvaises raisons.

Il est mort en tombant dans un puits, avec sa besace de poèmes. C'est une histoire vraie. Je n'ai jamais eu la présence d'esprit de les noter, pourtant je m'apprêtais à devenir un gardien de la mémoire des hommes, un bibliothécaire. Je m'en veux aujourd'hui mais peut-être machinalement, suis-je resté fidèle à sa pensée, celle de l'instant présent. Sa mort n'était pas plus bête qu'une autre. Nous marchons tous au bord du gouffre de l'ignorance, des mythes et de la religion. Tomber au fond d'un puits pour mourir étaient en quelque sorte sa manière d'éviter au fossoyeur la peine de creuser une tombe. Je reconnais bien là sa philosophie de l'incognito.

Silence.

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François Bon a été à l’origine de ces échanges le premier vendredi de chaque mois, que j’ai découverts alors qu’ils étaient coordonnés par Brigitte Célérier ; Angèle Casanova a pris le relais à partir de novembre 2014. Je remplace Angèle depuis le mois de novembre dernier.


Aujourd’hui, j’ai donc le très grand plaisir de recevoir Franck Queyraud pour ces Vases Communicants et de publier son texte « Sans titre » sur La dilettante. Nous avons choisi d’écrire chacun sur une photo de l’autre.
Je le remercie d'accueillir mon texte « Fractales » sur son blog : « Flanerie quotidienne ».